Par Louis Nga Abena – louisngaabena@yahoo.fr
«Monsieur le ministre comment faites-vous pour détourner 196 milliards de francs dont le point ou le remboursement est étalé sur 10 ans ?» «Ma réponse à cette question est simple. Il m’est, il m’était impossible de détourner ces fonds (…) même si on m’avait attribué les attitudes de Al Capone». La question et la réponse sont respectivement de l’avocate Koue Amougou et de l’ancien ministre délégué à la présidence en charge de la Défense (Mindef), Edgard Alain Mebe Ngo’o. Cet échange s’est déroulé devant le Tribunal criminel spécial (TCS) le 25 mai dernier.
En fait, l’avocate interroge son client sur le premier des dix chefs d’accusation au centre de son procès devant la juridiction d’exception. Notamment le détournement présumé de la somme de 300 millions d’euros, soit environ 196,8 millions de francs. Dans ce grief, il est particulièrement reproché à M. Mebe Ngo’o d’avoir signé, le 13 janvier 2011, un mémorandum d’entente avec la société d’Etat chinoise Poly Technologies Inc, puis trois mois plus tard, le 7 avril, un contrat commercial d’une durée de 10 ans avec la même entreprise en vue de l’acquisition du matériel militaire destiné à l’armée camerounaise. Le parquet considère cette somme perdue par le Trésor public du fait de la supposée violation du Code des marchés publics par l’ex-Mindef qui plus est, selon le parquet, aurait agi sans «l’autorisation écrite du chef de l’Etat».
Pour se justifier, M. Mebe Ngo’o raconte qu’en matinée du 13 janvier 2011, Paul Biya avait reçu en audience au Palais de l’Unité une délégation chinoise constituée de trois importantes personnalités : le vice-Premier ministre (PM) chargée des affaires du «Conseil d’Etat», du vice-président d’Eximbank (la banque chinoise spécialisée dans le commerce extérieur) et le président du conseil d’administration de Poly Technologies Inc., spécialisée dans la vente du matériel militaire. «A 17h ce jour-là, le président de la République m’a téléphoné pour m’instruire de présider de manière incessante une réunion regroupant tout l’ensemble du haut commandement militaire qui comprend le chef d’état-major des armées, les chefs d’Etat-major centraux (terre, air, marine, sapeur-pompier), le secrétaire d’Etat à la Défense en charge de la gendarmerie nationale, plus un représentant de l’Etat major-particulier du chef de l’Etat et tous mes proches collaborateurs.»
Laurent Esso
La réunion alléguée s’est tenue le même jour en soirée ; les hôtes du chef de l’Etat y ont également pris part. «J’ai omis de mentionner que dans l’appel téléphonique, le président de la République m’a annoncé que la Chine a dégagé en faveur du Cameroun une ligne de crédit de 300 millions d’euros pour le renforcement de la capacité opérationnelle des forces de défense et de sécurité. Il m’a instruit que le seul point à l’ordre du jour : la signature d’un mémorandum d’entente», précise l’ex-Mindef en brandissant une copie du mémorandum qu’il a cosigné avec le vice-président d’Eximbank.
Selon M. Mebe Ngo’o, ce document n’était qu’un protocole d’accord «non engageant» pour les parties, car ne contenant que des titres indicatifs dont le contenu restait à définir. D’ailleurs, dans un extrait dudit mémorandum lu à l’audience, il est dit que les gouvernements chinois et camerounais s’engagent à donner un «contenu explicite à l’accord» en s’envoyant des délégations négocier les clauses du contrat commercial envisagé. L’accusé affirme qu’en dehors du Mindef, plusieurs «experts» représentants d’autres administrations ont participé aux négociations qui ont abouti à la signature du contrat querellé.
De fait, une commission mixte constituée des représentants du Mindef, des ministères des Finances (Minfi), de l’Economie, du Plan et de l’Aménagement du territoire (Minepat) avait été mise sur pied à cet effet, et dont un représentant de Poly Technologies et de l’ambassade du Cameroun à Pékin étaient membres, entre autres. En outre, une sous-commission technique d’évaluation présidée par le général Pierre Njine Djonkam, conseiller logistique au Mindef, avait été instituée avec, entre autres membres, «obligatoirement», un représentant de la Caisse Autonome d’amortissement (CAA), un représentant de l’Etat-major particulier du chef de l’Etat, l’attaché militaire à Pékin etc. Ces structures ont marqué leur préférence pour les marchés de gré à gré (sans appel d’offre) «compte tenue de la sensibilité» du matériel militaire.
L’ex-ministre indique en effet que les quatre marchés constituant le contrat litigieux ont tous été validés aussi bien par la présidence de la République que par l’Etat-major particulier du chef de l’Etat à travers leurs visas. A ce sujet, l’accusé dit avoir échangé plusieurs lettres avec Paul Biya durant les négociations… regrettant ne pouvoir les verser aux débats. «C’est pour dire que rien de cette importance n’est signée au Mindef sans l’autorisation expresse du chef de l’Etat […] Il ne s’est pas agi d’une manœuvre personnelle de ma part, menée de manière subreptice».
Avec insistance, M. Mebe Ngo’o s’est indigné des allégations du parquet, qu’il a qualifié de «gravissimes» et «mensongères», et selon lesquelles il s’est rendu «clandestinement» en Chine conclure le contrat litigieux mettant l’Etat «devant le fait accompli». «Je ‘m’inquiète des déclarations mensongères que le ministre délégué à la présidence en charge de la Défense a pu partir du Cameroun avec les hauts membres du commandement et de l’état-major particulier du chef de l’Etat. On veut me faire croire que le chef de l’Etat n’est pas au courant que j’étais allé en Chine. J’ai les ordres de missions y afférents. Je demande au ministère public de retirer immédiatement cette accusation». Selon lui, Paul Biya «est l’homme le plus renseigné» mais aussi le «véritable ministre de la Défense».
Avec une pointe d’humour, l’ancien ministre révèle que «lorsqu’on est Mindef même pour aller à Mbalmayo, un week-end, il vous faut l’autorisation expresse du chef de l’Etat. Combien de fois en Chine ? En Asie ?» Il a brièvement évoqué, sans la nommer, l’affaire Eteki-Mboumoua du nom de l’ancien ministre des Affaires étrangères limogé pour «faute lourde au journal de 13h», pour avoir ratifié une convention internationale sans requérir l’autorisation préalable du chef de l’Etat. «Je suis allé en Chine par la volonté du chef de l’Etat. Avec les ordres de mission signés du secrétaire général de la présidence de la République, Laurent Esso, l’actuel Garde des Sceaux». Une précision qui a suscité une vive clameur dans la salle d’audience.
Pèlerin à Pékin
Mebe Ngo’o soutient mordicus qu’il n’était «pas un imposteur ni un pèlerin mais bel et bien un plénipotentiaire à Pékin», «munis des pouvoirs» que le chef de l’Etat lui a, lui-même, conféré «en personne». «Le chef de l’Etat m’a reçu en audience avant mon départ pour la Chine. Malheureusement, il n’y avait pas beaucoup de témoins. Au plan diplomatique, une visite de ce niveau se prépare. Je ne vais pas évoquer tous les niveaux préparatoires.» De plus, signale-t-il, «en partant de Yaoundé, l’ambassadeur de la Chine m’a salué à l’aéroport. Si on interroge les diplomates, vous verrez ce que ça signifie».
S’agissant de son séjour dans l’Empire du Milieu, l’ex-Mindef raconte que lorsqu’il a débarqué à Pékin avec sa délégation, les autorités chinoises l’ont accueilli comme «l’envoyé spécial du chef de l’Etat», en présence de l’ambassadeur du Cameroun qui «s’est aussi joint à la délégation». En cette qualité, «J’ai eu droit à des honneurs militaires. J’ai passé en revue un grand détachement militaire parce que j’étais l’envoyé du président Paul Biya».
Concernant la signature du contrat à problème, l’ex-Mindef indique que la cérémonie a bien eu lieu. Mais fait remarquer que la signature des documents était conditionnée par un «préalable» : «la présentation des pouvoirs» ; en fait les habilitations officielles autorisant l’émissaire à agir en lieu et place du chef de l’Etat. «J’ai en plus été reçu par le président du Conseil militaire du Bureau politique du Parti communiste chinois. Cérémonie à laquelle mon homologue chinois n’a pas été admis : un général cinq étoiles». Avant de commenter : «C’est pour dire qu’un clandestin qui réussit cette prouesse, il faut le respecter. C’est pour dire que tout s’est fait conformément aux dispositions conventionnelles […] Que j’étais bel et bien l’autorité compétente pour aller signer le contrat à Pékin».
Dette remboursée
Sans ambages, M. Mebe Ngo’o déclare que «le Cameroun a reçu tous les équipements objet de la convention. Confirmation faite par le ministre de la Défense. Et le Cameroun a commencé à rembourser sa dette qui arrive à échéance l’année prochaine, en 2022». «Je croyais qu’en venant ici, ce matin, je trouverais les officiers du Mindef venus revendiquer quelque chose. Je n’ai vu personne», ironise-t-il.
«Qu’est- ce qui a déclenché le financement du contrat passé avec Poly Technologie et le Mindef ?», interroge Me Koue Amougou. M. Mebe Ngo’o explique qu’à la suite de la signature du contrat litigieux, le chef de l’Etat a pris un décret publié dans le quotidien Cameroon Tribune habilitant le ministre de l’Economie à ratifier la convention financière au centre du procès. Dans cette convention, dit-il, la contrepartie du Cameroun s’élève à 15% soit 31 milliards de francs, et dont le paiement échelonné est assuré par la CAA.
Au soutien de son témoignage, M. Mebe Ngo’o a versé aux débats plusieurs éléments de preuve accompagnant ses déclarations. Tous ont été admis par le tribunal. Même si l’accusation a fustigé le fait que certaines pièces étaient parfois écrites en langue chinoise. La suite de l’interrogatoire de l’ancien Mindef par son avocate se poursuite les 23 et 24 juin prochain.
Rappelons que M. Mebe Ngo’o administrateur civil hors échelle a en dehors des fonctions de Mindef, occupé celles de directeur du cabinet civil du chef de l’Etat et de Délégué général à la Sûreté nationale. Il passe en jugement aux côtés de son épouse Bernadette, du lieutenant-colonel Joël Mboutou, de l’inspecteur du Trésor maxime Mbangue et du banquier Victor Emmanuel Menye. Tous répondent de différentes charges en rapport avec le séjour de M. Mebe Ngo’o à la tête du ministère de la Défense.