2 milliards de francs détournés dans les stations service Tradex

Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com M. Nguema Ondo Jean, ancien chef de la station-service de la société Tradex SA de Bastos à Yaoundé, a achevé le 9 septembre 2025 son audition dans la phase de jugement devant le Tribunal criminel spécial (TCS). Poursuivi en compagnie de 14 autres personnes, essentiellement d’anciens responsables comme lui des stations-service de cette société, ce monsieur répond de deux infractions : détournement de biens publics d’une somme de 1,979 milliard de francs et tentative de détournement de presque 360 millions de francs. C’est le premier des accusés de cette affaire à avoir exposé ses arguments de défense. S’il reconnaît avoir participé à une bonne partie des faits au centre du procès, l’ancien chef de station nie avoir agi dans l’intention de spolier la société Tradex SA des sommes en cause. C’est une posture qu’il maintient depuis le début des enquêtes dans cette affaire, où un ancien cadre informaticien de l’entreprise fait office de cerveau du scandale. Le scandale en question concerne l’usage frauduleux des Trad’card, une sorte de porte-monnaie électronique mis au point par la société Tradex SA pour les consommations en produits pétroliers de certains de ses clients, mais qui aurait longtemps servi à faire perdre de l’argent à l’entreprise de distribution des produits pétroliers. L’affaire a été découverte fortuitement entre février et mars 2021 lorsque la direction financière de l’entreprise effectuait les travaux d’établissement de la Déclaration statistique et fiscale (DSF) de l’exercice précédent. Un écart important sur la ligne comptable dédiée aux consommations Trad’card est alors constaté. Les enquêtes menées conjointement par la Direction informatique et la Direction financière de Tradex SA vont permettre d’évaluer à presque 2 milliards de francs les pertes enregistrées cette année-là dans l’usage du porte-monnaie électronique. Police judiciaire Ces enquêtes internes aboutissent aussi à l’identification de M. Salihou Balarabe, responsable informatique de la représentation de l’entreprise dans les régions du Centre, du Sud et de Est de, comme chef d’orchestre des pertes déplorées. Informaticien de formation, l’homme apparaît alors comme l’auteur des «recharges fictives et virtuelles des Trad’card» qu’il met à la disposition de certains responsables des stations-service (les chefs de piste et les chefs de station), ces derniers étant chargés de débiter lesdites cartes frauduleuses à son profit, contre perception des commissions au prorata des sommes retirées. Ces faits seront dénoncés dans une plainte que la société dépose à la direction de la police judiciaire à Yaoundé le 4 avril 2022, avec pour cible principale M. Nguema Ondo Jean. Dans sa plainte initiale, la société Tradex SA avait spécifiquement visé les infractions de vol, d’escroquerie, d’abus de confiance, de faux et usage de faux en écritures privées et de commerce, ainsi que de faux en écritures publiques et authentiques. Mais M. Nguema Ondo Jean et ses coaccusés seront finalement renvoyés en jugement pour coaction de détournement de biens publics et coaction de tentative de détournement de biens publics. En fait, l’enquête menée au départ par la direction de la police judiciaire a été complétée plus tard par le Corps spécialisé des officiers de police judiciaire du TCS. Et pour cause : la société Tradex SA est une filiale de la Société nationale d’Hydrocarbures (SNH), actionnaire principal qui détient 54 % de son capital social. Or, la SNH est une entreprise publique. La justice considère de ce fait que les biens spoliés de Tradex SA à travers les Trad’card sont, par voie de conséquence, des biens publics. D’où l’entrée en scène du TCS. Comment M. Salihou Balarabe, qualifié «d’architecte de la fraude», s’est-il concrètement pris pour tromper la vigilance des dirigeants de la société Tradex SA en parvenant à faire perdre à cette entreprise la somme totale de 1,979 milliard de francs ? Selon les enquêtes qui se sont succédé dans le cadre de ce dossier et qui ont formellement écarté la possibilité d’un piratage informatique piloté de l’extérieur de l’entreprise, cet accusé, pour la basse besogne, avait pris possession des Trad’card hors d’usage déposées dans le bureau de la Représentation de la société à Yaoundé. Se servant de ses prérogatives professionnelles de chef de service informatique, il créditait de façon fictive de l’argent dans les cartes en sa possession avant de les remettre en circulation, en s’appuyant sur certains responsables des stations-service tels que M. Nguema Ondo. Ainsi, le siphonage du compte de l’entreprise dédié aux Trad’card pouvait alors commencer. Accusé en fuite Parmi les Trad’card recyclées, se trouvaient celles de M. Bahiya Bernard, ancien haut-cadre de la SNH et administrateur de Tradex, aujourd’hui décédé, qui avait cessé de les utiliser depuis 2015 et les avait justement déposées dans les bureaux de la Représentation de Tradex SA à Yaoundé. L’enquête a pu constater que l’une des cartes frauduleuses, dont le nom du titulaire initial n’est pas révélé, a servi à elle seule à la sortie de 795 millions de francs sur l’ensemble de l’enveloppe déplorée. Les anciennes cartes de feu M. Bahiya auraient été exploitées notamment à la station-service de Tradex Ahala, étant parfois débitées à hauteur de 7 millions de francs. Outre cette station, l’usage frauduleux des Trad’card a été constaté dans les villes de Yaoundé, Mbalmayo et Sangmélima, notamment dans les stations de Nsam, de Nkoabang, d’Éleveur 1 et Éleveur 2, de Nkolbikok, etc. Ce sont d’anciens responsables de ces stations-service qui constituent l’essentiel des accusés. Plusieurs cadres de la Direction informatique de Tradex SA avaient aussi été interpellés au cours des enquêtes, mais ont tous été mis hors de cause par le juge d’instruction. M. Salihou Balarabe, qui est déclaré en fuite, est apparu comme l’unique fauteur de trouble du service, notamment sur la foi des témoignages de ses collègues. Le chef de service d’exploitation des systèmes d’information de la société, chargé de la création des Trad’card, de leur réactivation et de leurs recharges «en présentiel» , avait en effet déclaré lors de l’enquête que «les recharges à distance étaient de la compétence de M. Salihou Balarabe» . Et que «les réactivations et les recharges des cartes frauduleuses ont été l’œuvre de Salihou Balarabe, qui détenait les cartes, qui avaient différents mots de passe et qui, de plus, a supprimé les données qui avaient été restaurées dans la base de données» . Dans les rangs des accusés, se trouvent deux personnes considérées comme des intrus de la bande. Il s’agit d’un couple : Mme Bikitbe Jeanne et son compagnon, M. Ava Aba’a Aimé Armand. Cadette de Mme Moutapam épouse Bodjeke Catherine, ancienne cheffe de la station-service Tradex de Nsam, en fuite, Mme Bikitbe avait eu la mauvaise idée de récupérer l’une des Trad’card frauduleuses laissée par sa sœur au moment de sa fuite pour la remettre à son copain afin d’améliorer leur situation financière qualifiée de difficile. M. Ava Aba’a Aimé Armand a été appréhendé alors qu’il tentait de s’en servir dans une station-service à Douala, avant de dévoiler aux enquêteurs des informations utiles à l’interpellation de sa copine. Le couple croupit aussi en prison comme les anciens responsables des stations-service appréhendés. Lors de la phase du procès public consacrée à la présentation des faits au soutien de l’accusation, le ministère public est parvenu à démontrer aux juges que les opérations de débit effectuées sur la base des Trad’card frauduleuses ne correspondaient pas à des consommations effectives de produits pétroliers dans les stations-service, mais à des prélèvements d’importantes sommes d’argent dans les caisses de ces stations. Cette précision, déjà faite au cours de l’information judiciaire par M. Yango Njikam Christian Loïc, chef de la représentation de Tradex SA à Yaoundé, renforce la responsabilité des responsables des stations-service de Tradex SA dans le détournement déploré, d’autant que leur employeur véritable, la société Downstream Consulting (qui les affecte simplement pour emploi à Tradex), soutient «qu’il leur est interdit, suivant les procédures en vigueur, de débiter les Trad’card contre numéraires». Argent ou carburant ? Au cours de son audition devant la barre, M. Nguema Ondo Jean affirme autre chose. Il explique que les Trad’card ont été débitées, pour ce qu’il connaît, non pas pour que l’argent sorte des caisses des stations-service pour être remis à M. Salihou Balarabe, mais pour des consommations effectives de carburant. Le débit de ces Trad’card, témoigne-t-il, donnait lieu à chaque fois à la délivrance d’un ticket qui permettait au titulaire de se faire livrer des quantités correspondantes de carburant en temps opportun. Ces explications recoupent les déclarations de l’ancien chef de la station-service Tradex d’Emana, M. Nyounaï Minyem Antoine, pendant l’enquête. Ce dernier avait témoigné que «M. Salihou Balarabe faisait consommer les produits pétroliers à la quasi-totalité des agences basées à Tongolo et particulièrement celle dont il était propriétaire, l’agence de voyage National, à l’aide de la Trad’card KDS Sarl» . Rappelons que l’ancien chef de la station-service Tradex de Bastos reconnaît bien avoir reçu les Trad’card de M. Salihou Balarabe sans connaître leur origine mafieuse. Il reconnaît aussi avoir servi d’intermédiaire dans les transactions qualifiées de frauduleuses entre l’ex-chef de service informatique de la représentation de Tradex SA à Yaoundé et les responsables des autres stations-service de Yaoundé où les Trad’card controversées avaient été utilisées. La question est désormais de savoir dans quelle mesure sa responsabilité par rapport au détournement des fonds publics en procès, comme celle de ses collègues, peut être engagée dès lors que les Trad’card avaient effectivement servi à livrer du carburant à leur porteur après qu’elles aient été effectivement débitées. En effet, pour renvoyer les accusés en jugement, le juge d’instruction estime, concernant les anciens responsables des stations-service poursuivis, qui ont comparu devant lui, que «le moyen de défense tiré du fait qu’ils ne savaient pas que les cartes étaient frauduleuses est en l’espèce fallacieux et ne saurait prospérer», en soutenant que «le débit des cartes contre remise des numéraires était formellement interdit par le code de procédure en vigueur à Downstream Consulting, société partenaire de Tradex SA en charge de la gestion des stations-service». Est-ce que le fait pour ces accusés d’avoir effectivement livré les produits pétroliers change quelque chose à leur sort ou que le seul fait pour eux d’avoir perçu des commissions au moment de débiter les cartes frauduleuses suffit à les condamner ? Seule la suite du procès pourra le dire. Prochaine audience : le 9 octobre 2025. Une application informatique essentiellement permissive Avant même que le procès en cours sur l’utilisation frauduleuse des Trad’card de Tradex ne livre son verdict, il n’est pas prématuré de dire que cette entreprise est à l’origine de ses malheurs. Son choix, sans doute louable, de s’arrimer à la modernité en mettant au point un porte-monnaie électronique dédié à l’achat des produits pétroliers dans ses stations-service ne s’est pas malheureusement entouré de toutes les précautions requises pour en assurer une sécurité absolue. Ce sont les failles contenues dans ce logiciel qui ont été exploitées dans le détournement de 1,9 milliard de francs pour lequel une quinzaine de personnes passent depuis quelques mois en jugement devant le TCS. Dans «l’ordonnance de non-lieu partiel et de renvoi devant le Tribunal criminel spécial», document qui sert de base au procès public en cours, le juge d’instruction met en exergue lesdites failles. Sur la base des témoignages collectés au cours de son enquête, il souligne que «tous les responsables de la Direction informatique avaient le même compte utilisateur s’agissant de l’application Trad’card». Et que «cette application n’était pas sécurisée». Il précise que «le poste d’administrateur des données n’était pas pourvu au moment des faits» . Il conclut dès lors que « l’application Trad’card était essentiellement permissive et Salihou Balarabe, responsable informatique Centre, Sud et Est, en a profité, comme le renseigne le dossier» . L’ampleur du détournement déploré aurait pu être plus importante. Pour preuve, au moment où les fraudeurs sont mis en déroute, les cartes frauduleuses sont créditées de presque 360 millions de francs, pour lesquels une bonne partie des accusés répondent de l’infraction de tentative de détournement de fonds publics. M. Salihou Balarabe, bien qu’en fuite, se retrouve à être le seul accusé de l’affaire issu des rangs de Tradex SA. Or, les négligences évidentes du management de l’entreprise, révélées par les faits au centre des poursuites, sont trop criardes pour que l’entreprise se défausse sur les seuls responsables des stations-service de Tradex.

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