Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com
L’émoi suscité il y a quelques années par les populations de la zone du carrefour Warda à propos de leurs terres récupérées par l’Etat pour être cédées à une entreprise privée ayant l’ambition d’y construire un hypermarché connaît des prolongations dans les milieux judiciaires. L’une des familles dépossédée de ses terres dans le cadre de ce projet avait saisi le juge administratif pour obtenir rien moins que l’annulation du décret primo-ministériel ayant déclaré d’utilité publique le territoire de 5 hectares au centre de la controverse. Le tribunal administratif de Yaoundé a fait droit à ce recours lors de son audience du 16 juin 2020, l
Il ressort des débats qui s’étaient déroulés un mois plus tôt en l’absence des représentants de l’administration pourtant convoquée que le ministère des Domaines, du Cadastre et des Affaires foncières (Mindcaf) avait envisagé, au début des années 2010, de loger au carrefour Warda un projet de construction de 10 mille logements sociaux. Il signait en novembre 2012 un arrêté déclarant d’utilité publique la zone convoitée par le projet. Et après avoir régulièrement suivi la procédure prescrite pour identifier les populations installées sur le site, évaluer leurs propriétés et décider de leur indemnisation avant leur éviction définitive des lieux, le gouvernement avait quasiment abandonné son projet. Trois ans après la Déclaration d’utilité publique (DUP), la construction des logements sociaux n’avait pas démarré. Certains des occupants initiaux du site n’hésitèrent pas à engager des procédures judiciaires en 2016 pour récupérer leurs terres comme le veut la réglementation.
Alors que la situation était là, les populations étaient surprises d’apprendre en octobre 2018 qu’un nouvel arrêté déclarant d’utilité publique la même zone était signé par le Mindcaf. Cette fois, le gouvernement se proposait d’accaparer le site pour constituer des réserves foncières en plein de cœur de la capitale. Et un mois plus tard, en novembre 2018, le Premier ministre prenait un décret octroyant le site à la société Socimcam. Le décret précisait que Socimcam devait directement conclure un bail emphytéotique pour une durée de 35 ans au bénéfice du consortium Cfao-Carrefour. Et les 5 hectares de terres récupérées aux populations devraient désormais accueillir un hypermarché de la marque Carrefour. D’où la controverse déclenchée dès la publication de l’acte du chef du gouvernement.
Détournement de pouvoir
Il se trouve en effet que le second arrêté déclarant la zone d’utilité publique n’a jamais été suivi de la procédure d’expropriation et que, d’ailleurs, le décret du Premier ministre cédant les terres à Socimcam intervient un mois seulement après. Ce qui apparaît aux yeux de certains comme précipité. Par ailleurs, en 2018, lorsque le Mindcaf signe son arrêté, certains propriétaires terriens, à l’instar des successeurs de feu Amougou, ont déjà vendu les espaces qui leur appartenaient. La succession a par exemple cédé 10 mille mètres carrés de son terrain à Collins Mukete au prix de 1 milliard de francs. C’est d’ailleurs en voulant procéder à la mutation de leur titre foncier que les Amougou se heurteront aux effets de l’arrêté et du décret de 2012. Ils estiment que le Premier ministre s’est rendu coupable à la fois d’un vice de procédure et d’un détournement de pouvoir. Les Amougou décident de ce fait de faire annuler le décret du PM.
En ouvrant les débats de cette affaire lors de son audience publique du 12 mai 2020, le président du collège des juges a posé une question centrale : «les vices de la procédure d’expropriation sont-ils manifestes et de nature à entraîner l’annulation du décret ?» La succession Amougou et M. Collins Mukete (qui s’est invité dans la procédure comme intervenant volontaire), présents dans la salle à travers leurs avocats, et le représentant du ministère public ont chacun présenté leurs arguments. Et si le parquet a soutenu que l’acte du chef de gouvernement ne souffre d’aucun vice et que la requête des Amougou devait purement et simplement être rejetée, ses deux contradicteurs ont donné un son de cloche contraire, avant que les juges ne déclarent les débats clos et annoncent leur décision après l’audience, avant de la reportée à ce 9 juin 2020.
Dans le détail, l’avocat de la succession Amougou soutient que la procédure d’expropriation engagée en 2012 était devenue caduque trois ans plus tard comme le veut la loi, l’Etat n’ayant pas réalisé le projet de construction des logements sociaux dans site retiré aux anciens propriétaires. Ces derniers avaient recouvré dès lors tous leurs droits sur leurs anciennes terres. Il ajoute que le second arrêté du Mindcaf publié en 2018 pour constituer les réserves foncières n’a jamais été suivi de la procédure qui conduit à l’expropriation (lire encadré). Il déclare que la commission prévue à cet effet n’a jamais siégé. Il rappelle que le décret du PM de novembre 2018 est intervenu au profit d’un privé, en l’occurrence la société Socimcam, qui devrait d’ailleurs offrir le site en bail emphytéotique pour une durée de 35 ans au consortium Cfao-Carrefour.
«On ne peut pas exproprier une personne privée pour une personne privée», a déclaré l’avocat pour dire que l’expropriation envisagée dans ce cas-là n’était nullement pour cause d’utilité publique. Il a estimé que les indemnisations opérées en 2012 étaient sous évaluées, la succession ayant reçu un paiement de 12,5 millions de francs sur un terrain d’une valeur de 1 milliard de francs. Il a stigmatisé «la volonté du gouvernement de spolier la succession Amougou». Il a martelé que deux arrêtés pour cause d’utilité publique ne peuvent se superposer, ce qu’il a conclu par la formule suivante : «DUP sur DUP ne vaut».
Double DUP ?
Son confrère, intervenant pour le compte de Collins Mukete est allé dans le même sens. Le projet à l’origine d’une expropriation pour cause d’utilité publique «doit impérativement viser un intérêt général et doit être préalablement et clairement identifié». Il estime que ce n’est pas la finalité de la procédure de 2018. «En quoi un centre commercial peut-il être d’utilité publique ? Où est l’intérêt général ?», s’est-il interrogé, avant d’affirmer qu’il y a «détournement de pouvoir» de la part du PM. Il ira plus loin en déclarant que «même la construction du centre commercial n’a pas encore été réalisée», rendant une fois de plus caduque, selon lui, la procédure d’expropriation d’octobre 2018. Il estime que, pour toutes ces raisons, le tribunal doit prononcer l’annulation du titre foncier que l’Etat s’était attribué sur le site querellé et ordonner la rétrocession du site querellé à leur propriétaire initial.
En dépit des réquisitions du ministère public disant que «rien n’interdit à l’administration de destiner le site issu d’une expropriation pour cause d’utilité à un privé» le juge a décidé d’annuler le décret du Premier ministre. Il a considéré que «la réalisation du projet Cfao-Retail-Carrefour» ne se rapproche pas d’une mission de service public» et que «l’utilité publique, même indirecte, ne saurait être reconnue à la constitution des réserves foncière lorsqu’elle n’est pas réalisée en relation avec le ministre chargé du développement urbain et des collectivités décentralisées». Rappelons que le 2 mars 2020 déjà, la collectivité Mvog Mbia Tsala & Mvog Ela avait obtenu devant le même juge «la suspension des effets» du même décret. L’Etat ne s’est jamais conformé à ces deux décisions de justice.