C’est un vaste bâtiment qui impressionne les passants de l’autre coté de la route qui traverse le marché Elig-Edzoa à Yaoundé, quasiment à l’une des extrémités de ce qu’on appelle communément «Rue Manguiers». Etalé sur une cinquantaine de mètres tout au long de la chaussée, l’immeuble de trois niveaux laisse apparaître une impression de robustesse. Selon les écriteaux qui sont apposés sur sa facette avant, le deuxième étage abrite des salles de fête pendant que les deux niveaux inférieurs semblent destinés aux boutiques et magasins. Comme on peut le lire, le bâtiment appartient à la société civile immobilière (SCI) de Saligny. L’un des magasins situés au bas de l’immeuble sur l’une des ailes affiche d’ailleurs fièrement l’enseigne des poissonneries Congelcam. Gongelcam et la SCI de Saligny sont des entreprises ayant pour promoteur principal le sénateur Sylvestre Ngouchinghe.
Le grand bâtiment qui est déjà mis en exploitation (voir image), bien que les travaux de construction ne soient pas totalement achevés est au centre d’une bataille judiciaire depuis quelques mois. Il y a quelques semaines, soit le 22 juin 2021, le président du tribunal de première instance (TPI) de Yaoundé – centre administratif (CA) y a ordonné «l’arrêt des travaux entrepris par la SCI de Saligny […] sous astreinte de 100 mille francs par jour de retard à compter de la signification de [son] ordonnance». Agissant comme juge des référés, c’est-à-dire un juge de l’apparence agissant dans l’urgence, M. Georges Théophile Timba, le président en question, a ainsi rendu un premier verdict dans ce qui semble être le début d’un feuilleton judiciaire.
Voie de fait…
En fait, la SCI de Saligny qui est désignée comme propriétaire de l’impressionnant bâtiment en construction dans l’ordonnance du juge des référés ne justifie pas d’un titre de propriété sur le lopin de terre occupé. C’est du moins ce qu’affirment les initiateurs de la requête ayant abouti à l’arrêt des travaux. M. Ohandja Jules et Mme Bessala Marie Antoinette, qui résident tous les deux en France, expliquent que le site querellé est une partie d’un héritage familial qu’ils ont en commun avec trois autres de leurs frères et sœur. Ils ignorent sur quelle base la SCI de Saligny a entrepris de construire son immeuble sans l’aval formel des propriétaires légaux du lieu. Ils se plaignent de se retrouver en face d’une voie de fait de la part du propriétaire de l’immeuble.
Selon le certificat de propriété établi le 27 avril 2021 par le conservateur foncier du Mfoundi, le terrain sur lequel le sénateur Sylvestre Ngouchinghe a jeté son dévolu pour implanter l’immense bâtisse qui lui est attribuée, est une parcelle initialement vaste d’un peu plus d’un hectare, sur laquelle il reste une superficie théorique de 7.370 mètres carrés. Le site appartenait au départ à un certain M. Angoa Joseph, aujourd’hui décédé, qui avait donc pris soin de le faire immatriculer. Depuis la mort de ce dernier, la propriété du lieu avait été transférée à ses 5 enfants, suite à un jugement d’hérédité rendu par le tribunal de premier degré (tribunal coutumier) de Yaoundé le 22 février 2011.
Chose curieuse : les héritiers de M. Angoa Joseph ne reconnaissent point avoir aliéné une partie de leurs terres au profit du sénateur ou des autres dirigeants de la SCI de Saligny. M. Ohandja Jules et Mme Bessala Marie Antoinette estiment que cette société occupe le terrain familial sans aucun droit, ni aucun titre. Pour cela, ils se battent pour obtenir que les dirigeants de la SCI de Saligny et des poissonneries Congelcam vident les lieux. C’est le sens de l’assignation «en référé d’heure en heure en intervention forcée» introduite le 3 mai 2021 auprès du président du TPI, laquelle a abouti à l’ordonnance du 22 juin 2021. A noter que les héritiers de M. Angoa Joseph avait sollicité la «suppression d’ouvrage», c’est-à-dire la démolition de l’immeuble en construction. Une demande restée en suspens, le juge des référés s’étant déclaré incompétent pour statuer.
Occupant forcé
Avant de prendre son ordonnance, le 22 juin 2021, le juge des référés avait essayé de comprendre ce qui fonde la SCI de Saligny à construire sur l’immeuble querellé. Les représentants de la société immobilière avaient tantôt déclaré avoir pris en location le site litigieux, sans pouvoir mettre à la disposition de la Justice le contrat de bail y afférent, tantôt contesté la compétence du juge à connaître du litige qui les opposent aux propriétaires du lopin de terre. Une fuite en avant qui n’a pas échappé au juge. Depuis le début des contestations de la présence de la SCI de Saligny sur leurs terres, d’abord à travers des demandes amiables d’arrêt des travaux, puis de l’ordonnance du juge des référés, les héritiers de M. Angoa Joseph n’ont jamais été entendus par les occupants forcés du site. Il n’est pas exclu que d’autres initiatives soient prises pour faire plier la SCI de Saligny.
Rappelons que le sénateur Sylvestre Ngouchinghe est un homme bien connu des milieux judiciaires, qui a fait récemment parler de lui notamment à travers des procédures engagées, sans succès pour le moment, aussi bien contre le président de la Conac que contre certains organes de presse. Il n’est pas l’unique homme d’affaires dont les entreprises sont mêlées dans les accaparements forcés des propriétés foncières appartenant à autrui. Un autre parlementaire, M. Albert Kouinche, député à l’Assemblée nationale et promoteur notamment de la société Express Union, est lui aussi englué dans des procédures judiciaires pour avoir acquis des terrains sur la base de titres fonciers falsifiés. Le sénateur et le député ont en commun d’ériger rapidement des bâtisses imposantes tout en sachant que leur présence sur les lieux convoités est fortement disputée.