Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com
À Douala, le 02 mars 2024, à l’occasion de la dernière Assemblée générale (AG) de l’Ordre des avocats du Barreau du Cameroun, le président de l’instance, Me Kless Kouanou, et le bâtonnier en chaire, Me Mbah Eric Mbah, affichaient l’image de bons amis. Ils apparaissaient comme larrons en foire. Tout roulait comme sur des roulettes entre les deux têtes couronnées de l’ordre. Mais depuis un mois, les avocats ont découvert que cette entente a volé en éclats. Après avoir convoqué les avocats à participer le 18 janvier 2025 à Yaoundé, à l’AG élective de leur ordre, le président a fait volte-face, le 16 décembre 2024, en renvoyant sine die le rendez-vous. Motif : le président attend que le bâtonnier mette à sa disposition le budget alloué pour l’organisation de cette assemblée générale. Le conseil de l’ordre, l’organe exécutif du barreau, aurait refusé de satisfaire la demande du président de l’Assemblée générale dans ce sens.
Si l’objet du renvoi est très clair dans le communiqué signé par Me Kless Kouanou, les raisons profondes des réticences du bâtonnier et du conseil de l’ordre sont moins explicites. Les avocats apprendront finalement, par le ouï-dire, que l’organe exécutif du Barreau est opposé à l’idée de procéder au choix des dirigeants de l’ordre pour le prochain mandat au moyen d’un scrutin électronique. En réalité, c’est le point de vue d’une majorité au sein de ce conclave qui compte 15 membres. Ces derniers ont suggéré au PAG de mettre pour l’instant son idée de vote électronique dans le placard et de continuer de la mûrir, en attendant que les avocats se prononcent formellement sur ce projet dans le cadre d’une assemblée générale. Le PAG, qui se sait dans ses prérogatives légales, refuse pour ainsi dire ce qui est considéré par ses partisans comme le dictat du Conseil de l’ordre et suspend le processus lancé. Le barreau se retrouve ainsi dans une crise subite.
L’idée de procéder par vote électronique pour le choix des élus de l’ordre des avocats faisait partie du programme de Kless Kouanou, vice-président de l’AG lors du précédent mandat, lorsqu’il dévoilait à ses confrères son projet de se faire élire comme président de l’AG en remplacement du très charismatique Nico Halle. Devant les autres candidats au poste, le jeune avocat remportait la majorité des voix. Et dès la première assemblée générale ordinaire convoquée par ses soins, notamment pour la désignation des commissaires aux comptes et le vote du budget, le vote électronique était inscrit à l’ordre du jour. Cette assemblée générale connaissait malheureusement un fiasco en raison d’une absence de quorum. Lors de l’assemblée générale suivante convoquée, cette fois à Douala, le point sur l’élection par comptage électronique ne figurait plus à l’ordre du jour. Le président y avait-il renoncé ? C’est une erreur de perception pour ceux qui ont pensé ainsi.
Promesse de campagne
Les deux années du mandat des élus en poste sont finalement vite passées. L’Assemblée générale élective aurait pu se tenir depuis le 22 juin 2024, date d’expiration de leur mandat. Mais, à coup d’arrangements avec le conseil de l’ordre, ce rendez-vous a été repoussé à maintes reprises, en dépit d’une pression venant de certains avocats. Quand Me Kless Kouanou se décide enfin de convoquer l’AG élective pour le 18 janvier 2025, les avocats vont découvrir que leur président a choisi de mettre en pratique sa promesse électorale. Les réticences du conseil de l’ordre et du bâtonnier pour la digitalisation d’une partie du processus électoral apparaissent au grand jour. Elles se traduisent par le blocage du financement des investissements nécessaires pour implémenter le vote électronique. Or, la réforme est perçue par une frange d’avocats comme un signe de modernisation de la gestion des élections dans leur ordre. Du coup, le bâtonnier est suspecté de s’y opposer pour garantir son élection.
C’est un soupçon que le bâtonnier prend pour un procès d’intention : «Tout le monde apprécie l’idée du vote électronique, mais le Conseil de l’Ordre estime que c’est prématuré», dit-il à Kalara, avant d’apporter plus d’explications. «Il faut une base légale pour la mettre en œuvre. L’AG doit prendre une décision, parce que l’article 8 du Règlement intérieur en vigueur parle de bulletin de vote et la version anglaise de cette disposition est claire sur le fait qu’il s’agit d’un bulletin papier. Le changement du mode de scrutin n’est pas un simple problème d’organisation de l’AG élective. C’est un changement substantiel du processus électoral. En plus, plusieurs avocats expriment une inquiétude : le PAG étant lui-même candidat, il ne peut pas décider tout seul d’une telle réforme sans que l’AG et le CO soient impliqués.»
Me Mbah Eric Mbah déclare qu’il n’y a pas d’affaire d’argent pour le financement de l’organisation de l’Assemblée générale élective. «L’argent est disponible, dit-il, mais le Conseil de l’ordre invite le président de l’Assemblée générale à faire un budget qui respecte l’article 9 du règlement intérieur du barreau, qui parle du bulletin de vote». Le bâtonnier, qui a été pris de court par la décision de renvoi sine die de l’Assemblée générale élective, n’hésite pas à évoquer le sujet devant les caméras d’Equinoxe TV le 29 décembre 2024 lorsqu’il intervient en tant qu’invité du programme dénommé «La vérité en face». Le chef de l’exécutif du barreau évoque à l’occasion la possibilité pour le Conseil de l’ordre de faire convoquer une Assemblée générale extraordinaire pour remplacer le président de l’AG, qui se trouve en dissidence. Le conflit, jusque-là latent, est désormais ouvert.
L’article 8 du règlement intérieur du barreau évoqué par M. le bâtonnier traite du mandat du président et du vice-président de l’AG, notamment des circonstances pour lesquelles ce mandat peut être interrompu. Le texte cite l’expiration du mandat de deux ans ou, le cas de décès, de démission, de suspension, de radiation et le cas où l’un de ces responsables peut être démis par l’AG pour une cause grave et présentant un caractère particulier d’urgence. «Dans ce cas, est-il écrit, pour pourvoir à leur remplacement, une AG extraordinaire sera convoquée par le conseil de l’ordre dans le mois de la cause de l’empêchement dans les conditions de l’article 47 de la loi portant organisation de la profession d’avocat.»
Bataille juridique
Piqué au vif par la déclaration publique du bâtonnier, le président de l’AG va répliquer deux jours plus tard. Dans une missive adressée à ses confrères avec des relents de mise au point, Me Kless Kouanou s’étonne que le bâtonnier envisage de faire interrompre ses fonctions simplement parce qu’il a décidé «de moderniser les élections conformément aux pouvoirs qui lui sont dévolus par la réglementation en vigueur que cette idée (remplacement du PAG) surgisse étrangement plusieurs mois après l’expiration des mandats des organes ordinaux». Il suggère que la modernisation des élections, «qui dissiperait tout brouillard connu par le passé» est redoutée.
Pour lui, le bâtonnier fait une lecture erronée du règlement intérieur : «Le conseil de l’ordre n’est plus en mesure de faire jouer valablement cette disposition (article 8), au moins pour deux raisons : le délai pour le faire est largement expiré ; le conseil de l’ordre et le PAG ont continué de travailler ensemble, avant et après le 18 juin 2022, sans aucune contestation de la légitimité de l’un ou de l’autre organe de fonctionnement de l’ordre. Ainsi, je n’accepterais aucune violation des dispositions légales d’où qu’elle vienne et m’y opposerait le cas échéant», écrit-il. La porte est entrouverte pour que la bataille se déporte devant la justice.
Au moment où cette passe d’armes se fait, quelques anciens bâtonniers regroupés au sein de ce qu’ils appellent la «conférence des anciens bâtonniers» ont déjà proposé de faire la médiation entre les parties en conflit afin de lever le blocage de l’AG élective. La rencontre se tient le 03 janvier 2025 au siège du Conseil de l’ordre. Dans le communiqué de presse signé par l’ancien bâtonnier Patrice Monthé, initiateur de la rencontre, il déclare que «la médiation a pris acte de ce que sans test concluant du dispositif de digitalisation des élections, le système manuel de vote ne pouvait être écarté en l’état». Qu’une nouvelle AG élective sera convoquée pour le 12 avril 2025. Que, s’agissant du vote électronique, une «commission conjointe composée de membres désignés par le PAG et M. le bâtonnier se déploiera sur l’étendue du territoire pour effectuer la démonstration et s’assurer à la fois de la fiabilité du système et son appropriation par les avocats». Et que «M. le bâtonnier de l’ordre ordonnera le décaissement des fonds nécessaires et leur mise à disposition au profit des personnes ou entités que désignera le PAG à mesure de l’accomplissement des diligences liées à l’organisation de l’AG élective».
Dans leur communiqué, les anciens bâtonniers n’ont pas évoqué le problème de l’illégalité supposée du vote électronique tel que posé par le bâtonnier, même si ce dernier affirme le contraire. Quoi qu’il en soit, Me Kless Kouanou va prendre quelques distances avec les résolutions préconisées par les médiateurs. S’il est d’accord sans réserve avec la résolution qui prévoit l’envoi des équipes sur le terrain pour expérimenter le dispositif technique qui a été mis en place pour assurer le vote électronique, il réaffirme toute son autorité concernant l’organisation de l’AG élective dès lors que l’article 9 du règlement intérieur est formel sur le fait que «toutes les opérations relatives aux élections sont faites sous le contrôle et l’autorité du PAG». Il se réserve le pouvoir de ne convoquer l’AG élective à une date qui sera compatible avec son projet, lorsque le budget sollicité sera mis à sa disposition et que les moyens auront été débloqués pour que les équipes de vulgarisation du dispositif de digitalisation du vote soient constituées et envoyées sur le terrain.
Chiens de faillance
De son côté, le bâtonnier continue d’affirmer «[qu’on] ne peut pas se lever pour organiser des élections dans trois mois par le vote électronique», en suggérant que les fraudes ne sont pas exclues avec le dispositif préconisé, bien qu’il ait été monté par l’Antic, l’Agence nationale des technologies de l’information et de la communication. Me Mbah Eric Mbah s’étonne que le PAG ait contesté la date consensuelle arrêtée lors de la médiation. Il soutient même que «la date de l’AG élective n’est pas une prérogative du PAG seul». Il dit ne pas être désarmé pour la suite. L’idée de faire convoquer une AG extraordinaire pour remplacer le PAG est de nouveau évoquée. «L’article 8.3 du règlement intérieur donne le pouvoir au bâtonnier pour convoquer une AG extraordinaire sur le fondement de l’article 8.3», soutient-il. Pour Me Kless Kouanou, il s’agit d’une hérésie qu’il ne laissera pas passer. «Quels sont les textes qui instituent le vote actuel qui est dit manuel ? Il n’y en a aucun. Ce sont les choix des PAG en fonction de la situation», dit-il sûr de lui. C’est quasiment l’impasse.
Plus que jamais, les couteaux sont de sortie : les alliés d’hier ne se regardent plus qu’en chiens de faïence. Rappelons que depuis l’entrée en vigueur du règlement intérieur dont toutes les parties se prévalent pour soutenir leur prétendu bon droit par rapport à leurs positions antagonistes concernant l’instauration du vote électronique au barreau, les modalités d’organisation des élections ont connu de nombreuses évolutions sans jamais que soit évoqué un problème de légalité, puisque le texte est laconique par rapport aux questions électorales. Pendant longtemps, les élections au sein de l’ordre des avocats se faisaient avec une urne unique. Mais, lors des trois dernières AG électives, il y a d’abord eu instauration des urnes multiples, lors du règne du regretté ancien PAG Emmanuel Tang. Puis, lors de l’AG suivante, le barreau a expérimenté l’élection à bulletin unique combinée à la mise à profit de plusieurs urnes. Mais ces évolutions sont impuissantes à régler le problème des manipulations électorales et la longueur anormale des AG électives. Au sein même du conseil de l’ordre, quelques voix s’élèvent en faveur du vote électronique.
Me Assira Engoute : «On ne peut pas continuer à rester aux techniques qui étaient source de nombreuses fraudes»
Le conseil de l’ordre n’avait pas à s’arroger, dans les conditions où il l’a fait, des prérogatives légales et exclusives de l’AG. On a voulu le mettre sous tutelle. On emploie des formules un peu méprisantes, comme cette disposition légale qui dit que le conseil de l’ordre administre le barreau, pour dire que le PAG n’a pas grand-chose à dire, sinon à respecter ce que le conseil de l’ordre a décidé. Je pense que la jeunesse du PAG est de mon point de vue un inconvénient pour le PAG puisqu’il est sans doute plus jeune que 99% des membres du conseil de l’ordre. Tout cela fait que le conseil de l’ordre a dû se sentir quelques élans de supériorité, ce qui est évidemment anormal, puisqu’on parle là d’institutions tout simplement. Donc, je pense que le président de l’AG a raison. […] La loi dit que c’est le PAG qui organise les élections et personne ne donne d’une façon ou d’une autre, dans ce champ particulier que la loi a exclu de la compétence du conseil de l’ordre, de prérogative au conseil de l’ordre d’aller surveiller, superviser, restreindre les prévisions d’organisation du PAG. La seule chose qu’il faudrait faire, c’est de le laisser agir et continuer à faire.
Maintenant, il me semble qu’il y a eu une commission des anciens bâtonniers qui est intervenue le 03 janvier dernier et qui a essayé de jouer les médiateurs. Les solutions qui ont été dégagées ne me paraissent pas totalement abscons. Je pense qu’elles peuvent être une base de solution, sauf que les deux parties doivent être de bonne foi. Je me pose la question de savoir qui va apprécier du degré d’évolution satisfactoire du processus pour décider que là, maintenant, on peut basculer au vote électronique ou pas. Je préfère d’ailleurs parler d’un vote par enregistrement et par comptage électronique, prévu par le PAG pour nous éviter les sortes de vaudeville auxquelles on assiste avec la population d’avocats qui a tendance à augmenter qui fait qu’on peut passer deux jours à essayer de trouver un mode opératoire pour se sortir des élections fleuves. Le projet du PAG est un projet de bon sens, un projet de modernisation. La loi n’enferme personne dans un carcan absolu. Il n’y a que des gens de mauvaise volonté qui ne veulent pas s’ouvrir à cette modernité, sans doute parce qu’elle vient perturber les habitudes. Elle vient un peu déranger les gens dans leurs prévisions, euh voilà… On ne peut pas continuer à rester aux techniques anciennes qui étaient totalement opaques, floues et sources de nombreuses dérives et de fraudes, notamment en ce qui concerne les procurations, puisqu’on ne savait pas d’où elles venaient, comment elles avaient été enregistrées… Je pense que ce que prévoit le PAG est plutôt une bonne chose.
Pour moi, si on n’y arrive pas, je préconise qu’on maintienne quand même l’AG préconisée par les anciens bâtonniers et qu’il y en ait deux le même jour. Une AG extraordinaire et en fonction de ce qui aura été décidé peut s’ouvrir une AG qui se prononce sur le renouvellement des organes. Il n’y a que l’AG qui est en mesure de se prononcer, organe suprême qui peut trancher le problème inhabituel qui se pose en ce moment.