Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com
Le juge administratif vient d’emboiter le pas au juge des comptes pour dire que le Conseil de discipline budgétaire et financière (Cdbf) du Contrôle supérieur de l’Etat (Consupe) n’est plus compétent pour juger les fautes de gestion reprochées aux ordonnateurs, gestionnaires et gérants des crédits publics. Six mois après l’Arrêt rendu par la formation des sections réunies de la Chambre des comptes de la Cour suprême du Cameroun qui avait tranché dans ce sens, en soutenant que le Cdbf est hors-jeu depuis 2018, la présidente du Tribunal administratif de Yaoundé en a pris acte dans une décision rendue la semaine dernière. En se prononçant le 22 août 2024 dans une procédure de sursis à exécution introduite par M. Alain Noël Olivier Mekulu Mvondo Akame, Directeur général (DG) de la Caisse nationale de Prévoyance sociale (Cnps) contre le Consupe, Mme Aissatou Abdoulaye Oumarou l’a dit dans un de ses attendus (arguments).
Le Consupe, qui continue jusqu’à date de faire de la résistance en se prévalant de ses prérogatives anciennes se retrouve humilié doublement, puisque le DG de la Cnps a obtenu gain de cause par rapport à sa demande. «Les effets de la décision verbale de mise en débet de 609.578.192 (six cent neuf millions cinq cent soixante-dix-huit mille cent quatre-vingt-douze) francs sont suspendus», a décidé la présidente, jugeant que la requête de M. Mekulu Mvondo est justifiée. La décision de sursis de la présidente du TA de Yaoundé intervient six semaines après que le DG de la Cnps a fait l’objet d’un lynchage dans certains médias et dans les réseaux sociaux par la publicité d’un arrêté signé le 07 mai 2024 (mais gardé secret) par le ministre délégué chargé du Consupe alors que les sanctions du Cdbf étaient déjà contestées.
Recours grâcieux
C’est en fait la décision du 23 décembre 2023 du Cdbf imputant en tout 19 fautes de gestion à M. Mekulu Mvondo, dont trois «à préjudice financier» allégué d’un montant global d’un peu plus de 600 millions de francs au détriment de la Cnps, qui est à l’origine de la saisine par ce dernier du TA de Yaoundé. Après avoir attendu en vain, plus de trois mois durant, la notification officielle des sanctions prononcées contre lui et alors que ces dernières faisaient l’objet de fuites malicieuses dans les réseaux sociaux, le DG avait engagé son recours, le 08 avril 2024, pour obtenir de la présidente du TA la paralysie des effets de la décision du Cdbf, accusant le conseil d’excès de pouvoir. Une semaine plus tôt, M. Mekulu Mvondo avait déjà adressé un recours grâcieux en ce sens au Consupe. La décision du TA de la semaine dernière est le dernier rebondissement d’une bataille à relents politiques démarrée depuis 2017.
Le 07 mars 2017, en effet, le DG de la Cnps était notifié qu’une mission spéciale de contrôle et de vérification du Consupe allait séjourner au sein de l’entreprise pour travailler sur la gestion de l’entreprise au cours des exercices allant de 2009 à 2016. Pour une mission spéciale, c’est-à-dire consacrée à des investigations sur des faits déjà identifiés, le Consupe passait jusqu’à trois ans à la Cnps. A l’issue de cette mission jugée particulièrement hostile, un rapport était dressé. Il imputait notamment des fautes de gestion d’une valeur globale de 57,7 milliards de francs à certains responsables. M. Mekulu Mvondo était traduit devant le Cdbf avec certains de ses collaborateurs. Ces accusations allaient se dégrossir au fur et à mesure des sessions du Cdbf, devant les arguments mettant à nu certaines carences du contrôle initial. Bien que contestant formellement la compétence du Cdbf, le DG de la Cnps prendra part, trois ans durant, à toutes les sessions du conseil jusqu’à la décision du 23 décembre 2023.
Le Cdbf va décider en définitive de retenir 19 fautes de gestion au total à l’encontre du dirigeant de société, dont trois prétendument à incidence financière au détriment de la Cnps. Les dépenses jugées fautives par le contrôle et le Cdbf sont en grande part relatives à l’exécution des délibérations du conseil d’administration de l’entreprise, décisions non contestées par les tutelles financière et technique de la Cnps. Il s’agit d’une «indemnité de surveillance» versée sur plusieurs exercices aux membres du conseil d’administration pour une enveloppe globale de 514,5 millions de francs, d’une gratification pour les résultats financiers exceptionnels d’un montant de 3,5 millions de francs perçue par le DG et, enfin, des «intérêts sur DAT)», dépôts à terme effectués auprès des banquiers, pour près de 91,6 millions de francs. Sur cette dernière accusation, la formule de calcul du Consupe est contestée par la Cnps, les banques et des experts consultés.
Excès de pouvoir ?
En dehors des imputation financières qui lui sont faites à titre personnel bien que découlant de l’exécution des décisions du conseil d’administration, M. Mekulu Mvondo revient dans sa requête adressée au TA de Yaoundé, sur les atteintes à son honorabilité instrumentalisées par les hommes du Consupe. Il apparaît dans la décision du TA du 22 août 2024, dont Kalara s’est procurée une copie, que le DG de la Cnps a stigmatisé «une mission de service public intenable psychologiquement, les contraintes stressantes tenant à la pression de nombreuses significations de demandes de renseignement perturbant son mode de vie, à travers des fuites des actes de contrôle sur les réseaux sociaux et la presse écrite, faisant de lui un adepte de détournement des deniers publics».
Mais, toutes ces informations ne servent qu’à fixer le décor, d’autant que le Tribunal administratif n’a été saisi que pour empêcher que le recourant continue de subir, sur sa personne, des dommages irréparables découlant de la décision du Cdbf qui est «entachée d’excès de pouvoir manifeste, par la violation de la constitution, du droit communautaire, de la loi, l’inexactitude matérielle des faits, le défaut de motivation et le détournement de pouvoir». Le Pr Aba’a Oyono Jean-Calvin, le mandataire du DG de la Cnps, soutient dans ses écritures que «la mesure de mise en débet querellée, qui ne constitue pas un acte de police administrative est de nature à causer [à son mandant] un préjudice multiple». D’où la demande de sursis à exécution motivée par de nombreuses dispositions légales et jurisprudentielle reprises finalement pas le juge, en attendant que la décision du Cdbf soit attaquée au fond pour son annulation pure et simple.
Le Consupe n’a pas laissé le DG de la Cnps évoluer en roue libre devant le juge administratif. Il a tenté de paralyser la demande de M. Mekulu Mvondo, en soutenant que cette dernière avait été introduite de façon prématurée et devrait être déclarée irrecevable. Dans le mémoire en défense de son représentant parvenu au Tribunal administratif le 12 juillet 2024, il est soutenu qu’en violation de certaines dispositions de la loi du 29 décembre 2006 fixant l’organisation et le fonctionnement des Tribunaux administratifs et des prescriptions de la loi du 05 décembre 1974 relative au contrôle des ordonnateurs, gestionnaires et gérants des crédits publics, M. Mekulu Mvondo «ne justifie pas (devant le tribunal) de la notification de la décision verbale querellée ni de la signature par l’autorité compétente de l’arrêté y relatif le mettant en cause et ne rapporte pas la preuve au plan pécuniaire de l’exécution à ses dépens de la décision querellée». Pour le Consupe, en l’état des choses, l’acte attaqué par le DG de la Cnps «n’est pas de nature à lui causer un préjudice irréparable».
Position du parquet
Pour sa part, le procureur général près la Cour d’appel du Centre conteste la position du Consupe dans ses conclusions. Il estime que les arguments développés par le recourant dans sa demande sous la plume du Pr Aba’a Oyono Jean-Calvin «paraissent pertinents». Et que la requête en sursis est «recevable et justifiée». Après avoir repris à son compte diverses dispositions légales évoquées dans la requête du DG de la Cnps (lire encadré), la présidente du TA va rappeler «qu’il est admis que l’acte administratif peut être verbal». Que l’acte en cause, la décision du Cdbf, «serait de nature à causer un préjudice irréparable au requérant par la perte de son honorabilité, ce d’autant plus que [ledit acte] est relayé par divers médias». La présidente Aïssatou conclut «qu’il convient d’accorder le sursis sollicité en attendant qu’il soit statué sur l’excès de pourvoir allégué.» Elle a donc fait droit à la demande de sursis.
A noter qu’après avoir pris connaissance de l’arrêté du ministre délégué chargé du Consupe le mettant en débet de payer 609 millions de francs à l’entreprise, le DG avait engagé, par mesure de précaution, toutes les personnes et les institutions concernées par les actes à incidence financière considérés comme fautifs par le Cdbf, à retourner les montants correspondants à leur implication, en attendant l’issue des contestations des sanctions du Cdbf introduites devant le juge. En fait, depuis le 1er avril 2024, M. Mekulu Mvondo avant adressé un recours grâcieux préalable au ministre chargé du Consupe. Bien que le Consupe parte déjà affaibli par le fait que le juge administratif, précédé par le juge des comptes, considère qu’il est dépourvu de compétence pour juger les gestionnaires et ordonnateurs publics, il faudra attendre l’issue du recours contentieux déposé au Tribunal administratif pour mettre peut-être un terme à la bataille souterraine lancée depuis 2017 contre le DG de la Cnps.
Encadré
Des arguments de droit retenus par le juge administratif
En décidant de suspendre la décision du Cdbf du 23 décembre 2023 ayant retenu les fautes de gestion contre M. Mekulu Mvondo, la présidente du Tribunal administratif s’est approprié les dispositions légales ci-dessous énumérées, visées par le Pr Aba’a Oyo,o dans ses écritures :
– le premier paragraphe de l’article 72 de la Directive Cemac N°01/11/Ueac-190-CM-22 du 19 décembre 2011 relative aux Lois de finances, qui dispose que «le contrôle juridictionnel des opérations budgétaires et comptables des administrations publiques est assuré par une Cour des comptes qui doit être créée dans chaque Etat membre» ;
– l’article 89 (1) de la loi N°2018/12 du 11 juillet 2018 portant Régime financier de l’Etat et des autres entités publiques qui dispose que «sans préjudice des sanctions infligées par d’autres juridictions, les fautes de gestion sont sanctionnées notamment par les amendes, par la juridiction des comptes» ;
– l’arrêt N°01/CDC/SR/DBF du 15 février 2024 de la Chambre des comptes siégeant en formation des sections réunies dans l’affaire opposant le Cdbf à la Commune de Ngomedzap par lequel la Chambre des comptes précise que «la consécration par la loi N°2018/012 du 11 juillet 2018 de la Chambre des comptes comme nouvel organe chargé de la sanction de la faute de gestion s’accommode parfaitement du maintien en vigueur de la loi N°74/18 du 5 décembre 1974».
Ce sont des arguments qui enterrent définitivement, en l’état actuel des choses, le Cdbf.