Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com
Dans la bataille judiciaire qui oppose depuis un an M. Bouhadir Nassar, DG de la société Cana Bois, à M. Cyrus Ngo’o, directeur général du Port autonome de Douala (PAD), le juge correctionnel du Tribunal de première instance (TPI) de Douala – Bonanjo a vidé sa saisine la semaine dernière. Dans un jugement du 5 août 2021 réputé contradictoire à l’égard des parties, M. Ngo’o a été déclaré coupable d’abus de fonction et de concussion. Il a été condamné à six mois de prison avec sursis pendant cinq ans et à 1,7 million de francs d’amende. Aux termes de la même sentence, le DG du PAD est aussi condamné à payer des frais judiciaires (dépens) de l’ordre de 162 millions de francs. Un mandat d’incarcération pour une durée de 5 ans a été émis contre le DG du PAD pour le contraindre justement à s’acquitter des condamnations pécuniaires prononcées contre sa personne.
Par ailleurs, en guise de réparation des abus reprochés à M. Ngo’o, le tribunal a alloué au DG de Cana Bois la somme de 3,2 milliards de francs dont 2,7 milliards de francs au titre du préjudice économique et 500 millions de francs de dommages et intérêts. Ainsi s’achève le premier round de l’opposition entre les deux DG. Une suite est prévue dans cet affrontement judiciaire, selon les informations reçues par Kalara de la direction de la communication du PAD. Estimant en effet qu’il est sanctionné pour des actes qu’il n’a jamais posés à titre personnel (puisque le PAD n’est en rien concerné par les peines prononcées contre son DG), M. Cyrus Ngo’o a annoncé qu’il allait relever appel de la décision du TPI de Douala – Bonanjo. Ce sera enfin l’occasion d’une vraie explication entre les parties, le DG du PAD n’ayant jamais comparu devant le juge depuis le déclenchement de la procédure judiciaire.
C’est le 9 novembre 2020 que M. Bouhadir Nassar, qui occupe un entrepôt dans l’espace portuaire de Douala, avait engagé les hostilités contre M. Cyrus Ngo’o, par le canal de Me Guy Efon, huissier de justice à Douala. Dans une citation directe, le DG de Cana Bois explique que les activités de son entreprise sont perturbées depuis quelques mois du fait du DG du PAD. «En date du 25 août 2020, lit-on dans cette citation directe, des agents du Port autonome de Douala (PAD) envoyés par leur directeur général, M. Ngo’o Cyrus, sont allés sceller l’entrepôt de (Cana Bois) sans toutefois avertir les occupants ou le propriétaire d’une quelconque mise en demeure ou dette». Et c’est seulement le 28 août 2020 que Cana Bois avait reçu une mise en demeure signée un mois plus tôt par le DG du PAD, laquelle précisait que la société portuaire réclame à Cana Bois «une redevance de cent cinquante millions quatre cent cinquante-huit mille deux cent cinquante-six (155.458.256) francs» représentant des arriérés de loyers contestés par M. Bouhadir Nassar.
Mise en demeure
En fait, comme expliqué dans l’édition N°365 de Kalara, le PAD s’était retrouvé depuis le début de l’année 2018 dans une espèce de bras de fer avec la quasi-totalité des amodiataires, c’est-à-dire les sociétés occupant ou louant les entrepôts dans l’espace portuaire. Ces dernières disaient avoir été surprises de recevoir, en janvier et février 2018, des factures établies par le PAD en application d’un nouveau système tarifaire jamais discuté avec ces locataires. Et les factures alors émises par le PAD consacraient «une hausse des redevances domaniales allant de 200% à 350% au titre du premier trimestre 2018». Un nouveau régime tarifaire résultant d’une résolution du conseil d’administration du PAD tenu le 11 octobre 2017.
Après les premières contestations de ses partenaires, le PAD revoyait ses tarifs à l’égard des amodiataires. Et en avril 2018, les factures émises par le PAD consacraient plutôt une hausse de loyer allant de 150 à 175%, selon des calculs des amodiateurs. Ce léger assouplissement n’estompait pas les contestations des amodiataires, qui se constituaient en collectif pour affronter le PAD dans le cadre d’un front unique, d’autant que l’entreprise portuaire les mettait en demeure de payer dans un délai de huit jours avec une menace d’expulsion à l’appui. Après quelques tentatives de conciliation infructueuses le collectif assignait, le 21 mars 2019, le PAD en «nullité de mise en demeure et aux fins de fixation de nouvelles redevances locatives»
Les amodiateurs sollicitaient en fait le juge commercial pour qu’il les départage avec le PAD en évoquant les dispositions de l’article 117 de l’acte uniforme Ohana relatif au droit commercial général. «A défaut d’accord écrit entre les parties sur le nouveau montant du loyer, la juridiction compétente, statuant à bref délai, est saisi par la partie la plus diligente. Pour fixer le nouveau montant du loyer, la juridiction compétente tient notamment compte des éléments suivants : la situation des locaux, leur superficie, l’état de vétusté, le prix des loyers commerciaux couramment pratiqué dans le voisinage ou des locaux similaires». Mais cette procédure judiciaire connaissait d’énormes lenteurs judiciaires.
N’ayant pas trouvé son compte dans cette démarche collective et s’estimant lésé par les actes du DG du PAD, dont les collaborateurs ont déjà procédé à l’apposition des scellés dans l’espace qu’exploite Cana Bois, M. Bouhadir Nassar va décider de réagir désormais dans une démarche solitaire. D’où sa citation directe. Il estime que la redevance d’une valeur de 150 millions de francs que le PAD lui réclame n’est pas due, d’autant d’ailleurs que «ce montant lui a été transmis sans base légale ni période d’arriéré». Pour Cana Bois, cet état de chose démontre à suffisance que «le DG du PAD est au-dessus de la loi et peut faire comme il veut dans un Etat de droit.» Il dit alors espérer que M. Ngo’o Cyrus sera condamné pour ses actes dans ce dossier. C’est désormais chose faite.
Approché à l’époque par Kalara pour en savoir davantage sur le conflit, M. Cyrus Ngo’o va déclarer que M. Bouhadir Nassar a pour intention de trainer gratuitement sa personne dans la boue. «Le DG du PAD ne gère pas au quotidien les opérations de recouvrement des créances, dit-il, avant de poursuivre : il fixe les objectifs et attend les résultats qu’il présente en fin d’année à son Conseil d’administration. De plus, ce n’est pas le PAD qui fixe les tarifs portuaires. C’est l’Autorité portuaire nationale (APN) après une longue procédure qui associe toute la communauté portuaire. Ce monsieur ferait-il cela avec les impôts ou les taxes douanières qui sont autant les deniers publics que les fonds du PAD ? […] Pourquoi me citer directement alors que c’est le PAD qui est en action?».
Plainte au TCS
C’est une position que soutient le procureur de la République. En prenant ses réquisitions dans cette affaire à l’audience du 1er juillet 2021, le représentant du parquet avait demandé que le DG du PAD soit déclaré non coupable. Il avait multiplié des questions pour indiquer qu’il y avait un doute quant à son implication personnelle dans l’affaire : «La société Cana Bois a été scellée par des agents du PAD et non par le prévenu. Est-ce le prévenu Ngo’o Cyrus qui a apposé les scellés ? Sont-ce les agents du PAD qui ont apposé les scellés ? Quels agents ont apposé les scellés ? Qui a vu un agent apposer les scellés ? Il n’y a pas d’éléments pour établir que c’est le prévenu qui a apposé les scellés ou même que ce sont les agents du PAD qui l’ont fait. (sur les faits de concussion) Il n’y a aucun élément. Le fait pour une autorité de vous adresser une correspondance pour payer une somme d’argent suffit-il pour dire que le paiement de cette somme d’argent est indu ?»
Plutôt que d’aller soutenir lui-même cette position devant le juge, le DG du PAD, qui a fait lever entre-temps les scellés apposés sur l’entrepôt occupé par Cana Bois, va plutôt déposer à son tour une plainte contre M. Bouhadir Nassar devant le Tribunal criminel spécial (TCS). Kalara ignore le sort réservé à cette plainte à ce jour. Mais, quoi qu’il en soit, le promoteur de Cana Bois réfute les déclarations du PAD. Il dit, preuves à l’appui, avoir payé jusqu’à date tout ce qu’il doit à l’entreprise publique au titre de la location de l’espace qu’il occupe sur la base d’un contrat, «l’autorisation d’occupation temporaire d’une parcelle du domaine public portuaire», dont la validité court selon lui jusqu’en 2025. Pour M. Bouhadir Nassar, M. Cyrus Ngo’o a en projet d’annexer par des artifices juridiques les installations réalisées par les amodiataires sur l’espace portuaire.
A souligner que dans la bataille entre le PAD et Cana Bois, la société de M. Bouhadir Nassar avait assigné l’entreprise publique devant le juge des référés d’heure à heure du Tribunal de première instance de Douala-Bonanjo afin d’obtenir la «main levée des scellés apposés à l’entrée de l’entrepôt de la société Cana Bois». La juridiction s’était déclarée incompétente, estimant que «l’affaire découle d’un contrat ou d’une concession de service public sur le domaine public conformément à la loi fixant l’organisation et le fonctionnement des tribunaux administratifs». Non seulement le plaignant avait fait appel de la décision rendue (procédure devenue caduque du fait du lever des scellés), mais il a aussi introduit une procédure devant le juge administratif. De toutes les façons, la bataille entre les parties n’est pas pour s’achever demain.
A propos de l’abus de fonction et de la concussion
Des infractions contre l’intérêt des particuliers
Article 140.- Abus de fonctions
- Est puni d’un emprisonnement de un (1) à trois (3) ans et d’une amende de cinq mille (5000) à cinquante mille (50000) francs, ou de l’une de ces deux peines seulement, tout fonctionnaire ou agent public étranger qui, abusant de ses fonctions, porte atteinte aux droits ou intérêts privés.
- Si l’infraction est commise dans le but de se procurer ou de procurer à autrui un avantage quelconque, la peine d’emprisonnement est de deux (2) à dix (10) ans et l’amende de cinquante mille (50000) à un million (1000000) de francs.
Article 142.- Concussion au détriment des particuliers
Est puni d’un emprisonnement de deux (2) à dix (10) ans et d’une amende de deux cent mille (200.000) à deux millions (2.000.000) de francs, le fonctionnaire ou agent public, le notaire, le commissaire-priseur, l’huissier ou l’agent d’exécution et leurs préposés qui exigent des droits, taxes, redevances, impôts ou contributions indus ou des avantages matériels sans en payer le juste prix.