Edgard Alain Mebe Ngo’o est resté égal à lui-même. C’est encore un homme offensif qui a poursuivi son témoignage devant le Tribunal criminel spécial (TCS) le 23 et 24 juin dernier. L’ex-ministre de la Défense (Mindef) a cette fois donné sa version des faits sur un autre pan des charges retenues contre sa personne, notamment le paiement des marchés dits fictifs, surfacturés ou sans preuves de l’exécution de la commande en rapport avec l’acquisition du matériel militaire destiné à l’armée. Un supposé forfait qui, selon l’accusation, a induit une distraction de 26,3 milliards de francs. Sans mâcher ses mots, l’ex-ministre a qualifié tous les griefs de «légèreté», de «vaudou», entre autres.
1- De l’instrumentalisation des enquêtes
Pendant son témoignage, M. Mebe Ngo’o a d’abord opéré un tir groupe sur la manière avec laquelle les poursuites engagées contre lui et ses compagnons d’infortune ont été conduites. Il estime que pour l’accabler, l’accusation s’est appuyée sur une correspondance «tronquée» du directeur de l’Agence nationale des investigations financières (Anif) datée du 13 août 2018 adressée au secrétaire général de la présidence de la République (SG/PR), Ferdinand Ngoh Ngoh, et sur de deux témoins controversés. «Quand je parle de cette affaire, je vois les 64 années de ma vie s’écrouler. C’est de ce dossier dont on s’est servi pour nous mettre en détention», dit-il.
S’agissant de la correspondance du directeur de l’Anif, M. Mebe Ngo’o indique que l’Anif a été saisi sur la base des informations non avérées. A travers la lecture de quelques extraits du document, qu’il n’a pas hésité de commenter, on apprend que le SG/PR a adressé une note d’information au directeur de l’Anif lui demandant de mener des enquêtes sur la société Magforce Cameroun, entreprise spécialisée dans la fourniture des effets militaires. La note d’information faisait état d’un « dossier de blanchiment en bande organisée bouclé par la Brigade financière de Paris et impliquant sieur Mebe Ngo’o Edgard Alain à qui il est reproché des transactions occultes avec l’entreprise français Magforce».
Dans cette lettre, le directeur de l’Anif est tantôt péremptoire sur ses affirmations, tantôt s’exprime de manière allusive, parfois avec réserve. «Il convient de relever que les informations publiées par diverses sources sur internet», indique l’auteur de la lettre, mentionnent la participation de Mme Mebe Ngo’o, du lieutenant-colonel Mboutou Elle Ghislain, Mbangue Maxime Léonard et des dirigeants de Magforce Robert Franchitti et François Gontier. Le directeur de l’Anif indique que les recherches ont permis d’identifier les actionnaires de Magforce Cameroun notamment M. Franchitti (30%), Marie Madeleine Catherine Delage (30%), Oussou-Essui (30%), Didier Essam Onyong (10%) et le «frère» de Gisèle Mekou Onyong.
Alors que les actionnaires de Magforce Cameroun sont clairement identifiés, les comptes bancaires de l’entreprise également, de supposées malversations relevées, les concernés demeurent jusqu’ici à l’abri des poursuites. Le directeur de l’Anif affirme plutôt que ses investigations «semblent montrer que les fonds d’origine injustifiés, manipulés dans les comptes bancaires de M. Mebe Ngo’o et son épouse pourraient provenir des retro commission de la société Magforce et ses dirigeants». Mieux, «les investissements attribuées aux intéressés et évalués à plusieurs milliards ont pu être réalisés avec les rétro-commissions perçues».
«Pourquoi cette correspondance a été adressée au SG/PR ?», interroge Me Koe Amougou. L’ex-ministre dira qu’il a peur qu’on soit dans le cas de «l’instrumentalisation si chacun doit se prévaloir des attributions régaliennes que l’Etat lui a donné pour régler des comptes».
M. Mebe Ngo’o s’est également indigné que le ministère public avait basé les poursuites sur le témoignage de Jean Pierre Nsola, un ancien général révoqué des forces de défense le 26 décembre 2013 «pour faute majeure» et ramené au grade de colonel. «Je suis scandalisé qu’on m’oppose le témoignage d’un officier ripou».
2- Des marchés dits fictifs…
L‘accusation estime que l’ex-ministre a opéré un détournement présumé de 26,3 milliards de francs. Ce montant correspondrait à des malversations décelées dans l’attribution de 64 marchés portant sur la fourniture des effets militaires lors de la célébration de la fête nationale du «20 mai » durant les exercices budgétaires de 2010 à 2016. «Je trouve cette accusation juridiquement et factuellement infondée. Je dirai même caricaturale et grotesque », lance M. Mebe Ngo’o regrattant qu’on essaie de le présenter comme l’acteur unique de la chaîne d’exécution des marchés pendant son séjour à la tête du Mindef. L’ex-ministre a fait constater qu’il y a une sorte de confusion, car certains marchés dits surfacturés et fictifs faisaient ressortir un préjudice supérieur au montant du marché payé par l’Etat. Dans d’autres marchés, les taxes retenus à la source étaient également qualifiées de détournées.
Il affirme qu’à son époque les commandes publiques d’un montant de moins de 200 millions de francs étaient signées par l’ordonnateur en la personne du directeur du budget et des équipements. Les marchés supérieurs à ce montant étaient signés par le SG/PR. Ces commandes étaient des marchées spéciaux dont le mode de paiement n’obéissait pas à la procédure ordinaire. Et étaient soumis à l’approbation du président de la République. L’accusé explique que les commandes pour habillement des militaires pour le «20 mai » sont faites 100% de l’effectif de l’armée. Chaque militaire a droit à une tenue neuve.
L’ex-ministre s’est dit étonné que dans ce pan de la procédure, l’accusation se soit appuyée sur le témoignage de Hervé Claude Eyeffa Ntsanga. C’est ce dernier qui aurait établi les surfacturations, les marchés fictifs et les déblocages des fonds considérés détournés bien que revêtu du visa de la confirmation de la créance du contrôleur financier et de la validation des prix pratiquées par le ministre du Commerce. M. Mebe Ngo’o a mis en doute la neutralité du témoin Eyeffa. Il indique que l’intéressé était un prestataire de service au Mindef. A cause de nombreuses défaillances, on lui a retiré trois marchés. Il affirme que ce témoin est un « prestataire aigri frustré en plus du fait qu’il n’a pas la neutralité et l’impartialité requise ». L’accusé a lu une correspondance de Laurent Esso, alors SG/PR adressé au ministre des Finances le 5 mai 2010 lui demandant de « procéder en priorité au règlement des factures en instance au ministère de la Défense ».
La défense a versé aux débats la loi de règlement de 2010 et 2011. Ce document voté par le Parlement et promulgué par le chef de l’Etat retrace l’utilisation des fonds alloués aux gestionnaires des crédits comme budget de fonctionnement. Il ressort que tous les paiements critiqués ont été validés. L’accusé a sollicité que le tribunal effectue une descente à la Reserve logistique des armées qui disposent des documents des effets commandés indiquant que, tenue par le « secret défense », il ne peut les présenter.
L’affaire revient le 14 et 15 juillet prochain pour la suite de l’interrogatoire de M. Mebe Ngo’o par son conseil.
Rappelons que l’ex-ministre de la Défense passe en jugement en compagnie de son épouse et trois autres personnes, pour s’expliquer sur un prétendu détournement de plus de 200 milliards de francs.