Cela fait 9 ans que M. Tasha Loweh Lawrence attend que les débats s’ouvrent dans la procédure pour «escroquerie foncière» et «atteinte à la propriété foncière» présumées, qui l’oppose aux occupants de ses deux terrains vendus frauduleusement au quartier Bastos. La dernière tentative du jeudi, 21 janvier 2021, devant le Tribunal de première instance (TPI) de Yaoundé – centre administratif (CA) n’a pas connu un meilleur sort. En l’absence de l’un mis en cause qui entend user de sa qualité de député de la nation pour stopper les poursuites judiciaires dont il est l’une des cibles, l’affaire a connu un énorme incident d’audience avant d’être renvoyée au 18 février prochain. Le juge annonce une décision au sujet de la demande de suspension de la procédure comme le veut le député, ce que contestent le représentant du procureur de la République et le plaignant. Ce dernier y voit une manœuvre pour favoriser encore le dilatoire.
La plainte de M. Tasha (dont le fond est relaté dans le texte ci-contre) date de 2012. Elle a trois cibles au total : M. Chedjou Jean Marie, homme d’affaires, propriétaire de l’Imprimerie Saint John, qui prétend avoir acquis le lopin de terre litigieux de plus de mille mètre carré de superficie auprès de M. Tasah avant de le revendre à M. Albert Kouinche, principal promoteur de la société de transfert d’argent Express Union, le troisième adversaire de M. Tasah. Il y a aussi Mme Payong Florence, ayant-droit d’un certain Jueya Zaché, qui est présenté comme le premier acquéreur du terrain de M. Tasha entre les mains de M. Chedjou. C’est le patron d’Express Union qui est à l’origine de la plupart des renvois enregistrés dans cette vieille procédure, au prétexte de son statut de parlementaire.
Lors d’une précédente audience tenue le 31 décembre 2020, le tribunal avait débattu sur la validité de l’immunité parlementaire soulevée par le député du RDPC pour arrêter les poursuites contre sa personne. Son avocat, Maître Piendjio Désolice, avait présenté des documents qui prouvent que son client est membre de l’Assemblée nationale. Il avait ensuite demandé la suspension de la procédure par le tribunal. Le représentant du ministère public lui avait demandé de produire une réquisition du bureau de l’Assemblée nationale, seul habilité à interrompre l’action du Procureur de la République, selon l’article 3 de l’ordonnance N° 72 du 26 août 1972. Le texte prévoit que «la détention et la poursuite, ou l’une et l’autre [à l’égard d’un député] sont suspendues de plein droit sur réquisition de l’Assemblée nationale ou, hors session, de son bureau par le parquet compétent [ou] le ministre des Forces armées en cas de compétence des juridictions militaires».
L’argument de l’immunité parlementaire avait déjà été avancé par le plaideur au lendemain de son élection comme membre de l’Assemblée nationale en 2013, dans une correspondance adressée au tribunal en octobre 2014 par son avocat. Cette demande renouvelée par Me Piendjio est revenue avec insistance depuis que l’ouverture des débats au fond se montre imminente. Le 31 décembre 2020, l’affaire avait été renvoyée à la demande du ministère public pour que l’honorable Kouinche présente la preuve non seulement qu’il a saisi l’Assemblée nationale pour l’informer du procès, mais que le procureur de la République a été sollicité pour faire interrompre la procédure judiciaire. Pour le plaignant et ses avocats, la manœuvre, une fois de plus, ne vise qu’à gagner du temps.
Deni de justice ?
La semaine dernière, l’audience était supposée être l’occasion de la présentation des preuves sollicitées et de la comparution des prévenus. A la place des réquisitions attendues de l’Assemblée nationale ou de son bureau, le ministère public a plutôt reçu une correspondance signée du secrétaire général de l’Assemblée nationale, M. Gaston Komba, demandant au magistrat de tenir compte de l’immunité du député et de surseoir aux poursuites engagées contre lui. Le représentant du ministère public à l’audience a de ce fait indiqué qu’une lettre émanant d’un seul député, fut-il secrétaire général, ne peut valoir une décision de l’Assemblée nationale. Il estime que la demande de suspension du procès n’est pas valable. De plus, il précise qu’il ne revient pas au juge d’interrompre l’action publique, comme demandé lors de la formulation du sursis à exécution par l’avocat du député Kouinche, mais au Procureur de la République. «Il ne nous a été rapporté aucune preuve que le bureau a siégé. Nous requérons que la procédure poursuive son cours», conclut-elle.
Pour les avocats de M. Tasha, les conclusions du ministère public sont conformes à la loi et au bon sens. Me Tushale, le premier à s’exprimer, va analyser la formule de la lettre du secrétaire général de l’Assemblée nationale pour faire remarquer que M. Gaston Komba, qui l’a signée, parle en son nom et pas en lieu et place de l’institution pour laquelle il travaille. Selon lui, tout est fait pour étouffer les récriminations de son client puisque les débats n’ont pas encore été ouverts régulièrement. Il va souhaiter enfin que lesdits débats se déroulent séance tenante, car les multiples renvois enregistrés pourraient être mis sur le compte d’un déni de justice qui empêche M. Tasha de voir aboutir sa procédure judiciaire introduite depuis 2012. Me Tushale conclut en rappelant au tribunal que Me Piendjio, l’avocat de M. Kouinche, absent, ne doit prendre la parole que pour donner les raisons de l’absence de son client.
Me Bangué, second avocat de M. Tasha, prend le relai en faisant remarquer que le mis en cause Albert Kouinche n’était pas encore député lors du début de la procédure en 2012. Elle dit donc ne pas comprendre pourquoi les poursuites devraient être suspendues. Selon elle, le texte évoqué par l’avocat du député n’a aucun rapport avec les procédures engagées avant l’obtention de l’immunité parlementaire. Pour Me Bangué, il est temps de rendre à M. Tasha Lawrence le droit de jouir de son terrain arraché depuis 1999. L’avocate signale que son client a subi des pressions pour accepter des offres financières ridicules qui lui sont faites pour abandonner son patrimoine foncier au centre du procès. Un magistrat du parquet général de la Cour d’Appel (dont Kalara tait pour l’instant le nom) aurait même suggéré à M. Tasha de recevoir 100 millions de francs du patron de Express Union, faute de quoi cet argent serait utilisé pour corrompre les juges chargés du procès et organiser un dilatoire sans fin.
Des incidents à répétition
«On lui disait même cela à l’époque, Mme le président, qu’on ne va rien lui donner, qu’on va donner 100 millions de francs au juge …» a confié l’avocate. Me Bangué n’a pas le temps d’achever son propos quand Me Piendjio, l’avocat des mis en cause, commence à crier au scandale. Il se dit outragé par les propos de sa consœur, qu’il assimile à des soupçons de corruption des juges. Se saisissant d’une pile de documents devant lui, il va vigoureusement assener des coups à la table du greffier audiencier pour exprimer son énervement avant de se diriger vers Me Bangué, en hurlant, pour lui demander des explications sur les propos tenus. « On ne peut pas dire dans ce pays que les juges sont corrompus», lance-t-il en levant les mains au ciel.
Les bruits orchestrés par la réaction de Maître Piendjio vont faire courir des curieux qui se trouvent à proximité de la salle d’audience. Le chahut est tel que le juge, Mme Mpoule, va momentanément quitter la salle d’audience dans une sorte de panique avant de revenir. Elle demande plus de retenue à Me Piendjio. Ce dernier explique que son attitude témoigne de la frustration occasionnée par les paroles de sa consœur.
Il y a quelques mois, en novembre 2020, Me Piendjio avait déjà fait une scène similaire alors qu’il tentait de justifier l’absence de son client, M. Kouinche, à l’audience. Un accrochage s’en était suivi avec Me Tushale, vécu par un journaliste de Kalara, puisque l’avocat du patron d’Express Union avait traité son vis-à-vis «d’hibou», parce que ce dernier lui reprochait de toujours trouver des excuses pour couvrir la volonté affirmée de son client de ne pas assister aux audiences. Un propos qui a provoqué la colère de tous les autres avocats présents dans la salle, qui s’étaient levés de leurs sièges en guise de protestation. Les hommes en robe avaient alors exigé que Me Piendjio retire officiellement son mot et présente des excuses solennelles à Me Tushale ainsi qu’au tribunal. Dans le cas contraire, les avocats menaçaient de dresser un rapport à l’attention du conseil de l’ordre afin d’obtenir une sanction contre l’insurgé, accusé alors d’avoir ainsi manqué de respect à son confrère ainé. Me Piendjo avait présenté ses excuses et rassuré le juge de ne plus afficher des excès de colère devant le tribunal.
Observations de descente attendues
La semaine dernière, après s’être calmé, Me Piendjio a expliqué les raisons de l’absence de son client qu’il a attribuées au poids de ses responsabilités au sein de l’Assemblée nationale. Il a poursuivi son propos en s’indignant des réquisitions du ministère public demandant de poursuivre la procédure. Malgré l’absence de son client (ce qui limite sa prise de parole), il a ajouté que ce serait inédit de voir un député en fonction se faire juger dans ce pays. Selon lui, la juge ne devrait pas prendre sur elle la responsabilité de rendre une décision de justice contre un élu de la nation. Me Piendjio a enfin promis promet une réplique écrite aux réquisitions du ministère public concernant la demande d’arrêt des poursuites judiciaires. L’avocat a insisté pour que le tribunal lui concède un autre renvoi pour permettre à son client, qui n’a comparu qu’une fois depuis 9 ans, d’être présent à la prochaine audience.
Intervenant à la suite de Me Piendjio, M. Tasha Lawrence a exprimé sa frustration de constater que son procès se rallonge de façon interminable. Le vieil homme s’est aussi interrogé sur la suite donnée à la descente effectuée par le tribunal sur les parcelles querellées en février 2020. Le tribunal n’a pas encore rendu ses observations presqu’une année plus tard. M. Tasha a aussi rappelé que c’est depuis 1999 que son terrain est pris en otage. Il a confié souffrir d’une maladie neuronale depuis quelques années. L’exploitation de son terrain, a-t-il prétendu, aurait pu lui produire assez de moyens financiers pour se soigner convenablement. Habitant désormais à Douala, il a souhaité que le tribunal prenne en compte sa ponctualité aux audiences, en dépit de sa condition physique et les kilomètres qu’il doit parcourir pour être présent à Yaoundé, ce qui est le contraire des prévenus.
Cette prise de parole n’a pas empêché au tribunal de décider le renvoi de l’affaire au 18 février prochain pour statuer sur la demande de sursis du député. Les protestations des avocats de M. Tasha n’y ont rien changé. En effet, les avocats redoutent que la décision projetée ralentisse encore plus la suite de ce procès, car le camp adverse pourrait abuser des recours et poursuivre le dilatoire. «Mme le président, lorsque vous allez rendre un ADD (jugement avant dire droit), ce dossier ira au cimetière», s’est indigné Me Tushale. L’avocat redoute également que son client ait encore à supporter ce qui ressemble à un déni de justice.