Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com
Jules Edouard Awoung, vice-président du Tribunal criminel spécial (TCS), ne s’attendait sans doute pas à être contesté le vendredi 7 mai 2021, avec ses deux autres collègues juges, pour la suite de l’instruction du volet 2 de l’affaire Crtv, qui oppose comme on le sait l’Etat du Cameroun à M. Amadou Vamoulké et M. Polycarpe Abah Abah, notamment. Ce jour-là, les trois magistrats devraient poursuivre l’audition de l’ancien Directeur général de la Crtv, démarrée depuis quelques mois, lorsque Maître Antoine Pondi Pondi, l’avocat de M. Vamoulké, a indiqué que leur présence sur le pupitre des juges était illégale. Evoquant la loi, l’avocat invite les trois juges à se débarrasser du dossier. Aucun d’entre eux n’était là lorsque M. Amadou Vamoulké et ses autres compagnons d’infortune avaient comparu pour la première fois en audience publique dans cette procédure judiciaire. C’est la raison pour laquelle l’avocat soutient qu’ils n’ont pas l’onction légale pour conduire le procès de son client.
En effet, lors de la précédente audience du TCS consacrée au dossier en examen, le 26 mars 2021, M. Awoung avait à ses côtés Mme Kwedi née Ebenye Jocelyne et M. Mboge Wilson Ebong Ngole. C’était la première fois que ce dernier, nouvellement arrivé au TCS, faisait son apparition dans ce dossier, en remplacement numérique de M. Abouem Esseba, ancien vice-président du TCS, promu secrétaire général de la Commission des Droits de l’Homme du Cameroun (Cdhc) en février 2021. C’est cette nouvelle composition collégiale qui est revenue le 7 mai. Il se trouve que le 31 juillet 2017, lors de la première audience publique de ce procès, le collège des juges avait pour tête de file M. Nyo Mathias, aujourd’hui en service à la Cour suprême, avec comme membres M. Nimagalina Mpalang, admis à faire valoir ses droits à la retraite entre-temps, et Mme Zibi née Djessi Ndine Aleine, nommée présidente de la Cour d’Appel de l’Est lors de la dernière session du Conseil supérieur de la magistrature, en août 2020.
Problème de droit
C’est la situation que décrie Maître Pondi Pondi, constatant qu’aucun des trois juges du tout premier collège n’est plus dans le dossier. Il a justement cité l’article 10 alinéa 2 (nouveau) de la loi de 2011 portant création d’un Tribunal criminel spécial pour étayer sa contestation. Selon les termes de cette disposition légale, «le Tribunal statue en formation collégiale sur les affaires qui lui sont soumises. La collégialité est formée par le président du Tribunal. En cas d’indisponibilité d’un ou de deux membres de la collégialité, la nouvelle formation collégiale poursuit l’instruction de l’affaire». Cette dernière précision ne figurait pas dans la version de la loi promulguée le 14 décembre 2011. L’amendement avait été introduit dans ce texte le 16 juillet 2012, consacrant une rupture importante avec les prescriptions du code de procédure pénale, lequel prévoit qu’en cas de changement dans la collégialité des juges, le procès reprenne au point de départ.
Bien que surprise par la demande de Maître Pondi Pondi, la première du genre depuis la création du TCS, l’équipe de M. Awoung n’a pas cherché à répondre à l’avocat. Après une brève concertation, les juges ont décidé de joindre au fond «cette exception de procédure». De ce fait, ils diront ce qu’ils pensent du problème de droit posé à la fin du procès, lorsque viendra le temps de donner leur sentence finale. La suite de la procédure judiciaire a été renvoyée la semaine prochaine, 17 mais 2021. Il est prévu que l’audition de M. Vamoulké se poursuive. En principe, lors de l’audience du 26 mars 2021, les avocats de l’ancien DG de la Crtv, qui avaient la charge d’interroger en premier leur propre client, avaient achevé avec cet exercice. Et le représentant du parquet avait souhaité prendre la relève. Ce que le tribunal avait accepté. Sauf que lors de la dernière audience, le parquet a changé d’avis, laissant la main aux avocats des compagnons d’infortune de M. Vamoulké. Et ces derniers ont indiqué qu’ils n’étaient pas prêts, offrant le prétexte au renvoi décidé par les juges.
Lenteurs judiciaires
Rappelons que dans le volet 2 de l’affaire Crtv (le volet 1 concernait M. Mendo Ze et certains de ses anciens collaborateurs), M. Amadou Vamoulké est poursuivi en compagnie de Mme Menyeng Meyoa Antoinette épouse Essomba, ancienne Directrice de l’agence de communication interne de la Crtv, et M. Polycarpe Abah Abah, ancien ministre des Finances. Ces deux derniers n’ont pas encore été interrogés depuis le début du procès. Ils répondent de l’infraction de détournement de fonds publics (en complicité ou en coaction) pour un préjudice global d’un peu plus de 3,9 milliards de francs. Les faits concernent la première année de gestion de la Crtv par M. Vamoulké (2005). Cette période de gestion ainsi que l’exercice précédent (2004) avaient été audités par le Contrôle supérieur dont le rapport n’a jamais mis en cause M. Vamoulké. Inculpé alors qu’il était encore DG de la Crtv, il avait été placé en détention provisoire en septembre 2016, au lendemain de son limogeage de la direction générale de l’entreprise.
Cela fait donc plus de 43 mois que ces trois personnes passent en jugement public devant le TCS alors que la loi portant création d’un tribunal criminel spécial a prévu un délai de 6 mois, assorti d’une prolongation éventuelle de 3 mois pour la phase de jugement. Des lenteurs judiciaires chroniques qui ne sont sans doute pas étrangères à la situation presqu’inédite ayant conduit à la récusation par Maître Pondi Pondi du collège des juges. Des anciens dirigeants de l’audio-visuel public africains et du monde francophone demandent la libération de M. Amadou Vamoulké, tout comme Reporters sans frontières (RSF), Ong internationale de défense des journalistes. Le Groupe de travail des Nations Unies sur la détention arbitraire saisi justement par RSF, juge qu’il est incarcéré de façon abusive.