C’est une procédure judiciaire inédite que M. Patrice Tsimi Enyegue, homme d’affaires sous le coup d’une condamnation de 20 ans de prison ferme, a récemment engagée devant le Tribunal administratif de Yaoundé. S’estimant claquemuré de façon abusive à la prison centrale de Yaoundé – Kondengui depuis au moins 2017, il espère obtenir du juge administratif l’annulation de son mandat d’incarcération et sa remise en liberté immédiate. Il reproche au régisseur de la prison d’avoir refusé de lui faire bénéficier des dispositions de la loi N°2017/011 du 12 juillet 2017 portant statut général des entreprises publiques. Le texte en question, promulgué deux ans après la condamnation de M. Tsimi Enyegue, ne prévoit l’incrimination de détournement des deniers publics dans une entreprise publique qu’à l’égard des dirigeants sociaux. Or, le requérant n’a jamais été dans une telle position.
En fait, M. Tsimi Enyegue a engagé sa bataille pour recouvrer sa liberté après la promulgation de la loi du 12 juillet 2017. En son article 13, ce texte indique que «les biens appartenant à une entreprise publique sont des biens publics, en ce qui concerne la responsabilité des dirigeants». Et plus loin, dans le chapitre consacré aux dispositions pénales, le nouveau statut général des entreprises publiques ne prévoit l’incrimination pour détournement des deniers publics qu’à l’égard des dirigeants sociaux et éventuellement du liquidateur.
Ainsi, selon l’article 114, «constitue un détournement de biens publics, prévu et réprimé à l’article 184 du Code pénal, le fait pour les dirigeants sociaux des entreprises publiques (i) d’opérer sciemment entre les actionnaires la répartition de dividendes fictives en l’absence d’inventaire ou au moyen d’inventaires frauduleux ; (ii) de mauvaise foi, de faire des biens et crédits de l’entreprise publique un usage qu’ils savent contraire aux intérêts de celle-ci, à des fins personnelles, matérielles ou morales ou pour favoriser une personne morale dans laquelle il sont directement ou indirectement intéressés». Au regard de ce texte, M. Tsimi Enyegue, qui avait la qualité de fournisseur de service du PAD dans le cadre des faits à l’origine de ses ennuis judiciaires, estime que la nouvelle loi a banni l’incrimination qui avait été retenue contre lui.
Habéas corpus
Avant de saisir le tribunal administratif, l’homme d’affaires s’est d’abord adressé en août 2020 au régisseur de la prison centrale de Kondengui et au ministre de la Justice (qui est aussi en charge de l’administration pénitentiaire) à travers des recours gracieux pour faire observer que l’exécution de son «mandat d’incarcération se poursuit dans une totale illégalité sous fond d’arbitraire de l’administration pénitentiaire». Il s’appuyait pour le dire, non seulement sur la loi portant statut général des entreprises publiques, mais aussi sur l’article 6 du Code pénal. Ce texte dispose que «cesse de recevoir immédiatement exécution toute peine ou mesure de sûreté (a) prononcé à raison d’un fait qui ne constitue plus une infraction (ou, b) aboli postérieurement à la condamnation». D’ailleurs, pour aller au bout de sa logique, M. Tsimi Enyegue a également adressé à la présidente du TCS, le 27 octobre 2020, un autre recours gracieux quasiment dans le même sens que les deux premiers.
Mais, avant de s’adresser au juge administratif, Patrice Tsimi Enyegue avait saisi le juge des libertés. Après examen de sa requête, le juge d’habéas corpus de la Cour d’appel du Centre avait estimé dans une ordonnance datée du 8 novembre 2018 que «l’incrimination de détournement de deniers publics n’existe plus en ce qui le concerne» mais estimait que «le législateur de 2017 n’a pas entendu dépénaliser le comportement fautif de sieur Tsimi Enyegue, mais il l’a plutôt qualifié autrement». Pour lui, cette position ne change rien à la situation, dès lors qu’il échappe désormais aux procédures judiciaires concernant l’infraction de détournement des deniers publics.
Si, à ce jour, le ministre d’Etat chargé de la Justice et le régisseur de la prison centrale de Yaoundé n’ont jamais répondu aux recours qui leur avaient été adressés, Mme Bohounoui Batende s’y est prise autrement. Elle a formellement rejeté le recours gracieux de l’homme d’affaires en estimant que le mandat d’incarcération est un acte juridictionnel qui ne perd son efficacité qu’après son exécution ou à la suite d’une décision de mise en liberté provisoire, d’acquittement ou d’habéas corpus (libération immédiate prononcée par le juge des libertés). «Mme le président du TCS est incompétente pour examiner votre recours gracieux préalable fondé sur l’exécution d’un mandat d’incarcération décerné par le TCS en exécution de l’un de ses arrêts», s’est-elle justifiée.
Rappelons que M. Tsimi Enyegue avait été condamné le 3 juillet 2015 en compagnie de M. Dayas Mounoume Jean Marcel, ancien DG du Port autonome de Douala (PAD), son ancien adjoint Essomba Eloundou Arsène Lézin et M. Manguiep Agbor Abel ancien directeur financier du PAD. C’était à la suite d’un procès qui les opposait au PAD, malgré lui (lire ci-dessous). C’est à l’occasion qu’un mandat d’incarcération dont M. Enyegue Tsimi demande l’extinction immédiate avait été émis. La décision du TCS avait par la suite été confirmée par la section spécialisée de la Cour suprême.
Contre-arguments
- Tsimi Enyegue n’est pas d’accord avec les arguments soulevés par Mme Bahounoui Batende pour se soustraire, selon lui, à l’examen favorable de son recours. Il développe des contre-arguments dans son recours contentieux adressé au président du Tribunal administratif. Il rappelle notamment l’article 545(1) du Code de procédure pénale qui dispose que «les présidents des cours et tribunaux doivent s’assurer de l’exécution des décisions et ordres de leurs juridictions» et de la définition même du mandat d’incarcération donnée par l’article 25 du même code, c’est-à-dire «un ordre donné au régisseur d’une prison par une juridiction de jugement, de recevoir et de détenir un condamné», pour affirmer que la présidente du TCS «est bien fondée et compétente» pour examiner sa requête.
L’homme d’affaires conteste aussi l’avis donné par la présidente du TCS sur les conditions de la perte d’efficacité d’un mandat d’incarcération. C’est une position, dit-il, «qui semble ne pas prendre en compte tous les effets que peut avoir l’évolution de l’ordonnancement juridique pendant la durée du mandat d’incarcération». Il cite les lois d’amnistie, les lois de circonstance comme le décret portant statut général des établissements publics, de même que les différents décrets présidentiels de commutation et de remise de peines pour prendre le contre-pied de Mme Bahounoui Batende, qu’il accuse d’abus de fonction.
En attendant ce que le tribunal décidera après examen de la requête de M. Tsimi Enyegue, sa démarche a déjà l’avantage de provoquer un avis du ministre de la Justice sur ce que prévoit le statut pénal des fournisseurs, mais aussi celui des acteurs autres que les dirigeants sociaux des entreprises publiques, s’agissant de l’infraction de détournement des biens publics. Dans un contexte de surpopulation carcérale, les anciens employés des sociétés comme la SIC, le Feicom, le Crédit Foncier, le Chantier Naval, etc., incarcérés dans les prisons du pays sont sans doute curieux de ce qu’il adviendra du recours de M. Patrice Tsimi. Cet homme d’affaires n’est sans doute pas au bout de son audace judiciaire, lui qui a déjà engagé par le passé des poursuites judiciaires comme des juges et autres fonctionnaires du greffe.
Patrice Tsimi et consorts victimes de la cacophonie du PAD
Le conflit à l’origine de la condamnation de M. Patrice Tsimi à 20 ans de prison était parti d’une dénonciation de Me Samnick Blanchard, avocat à Douala, qui disait agir au nom d’une entreprise dénommée While Nile Corporation (WNC) au sujet d’une somme de 458 millions de francs recouvrée au PAD et jamais arrivée à bon port selon le dénonciateur. L’argent en cause constituait le paiement partiel d’une prestation effectuée par WNC au port de Douala. Une prestation que le PAD avait été contraint de libérer suite à une sentence arbitrale. Pendant ce conflit, M. Tsimi Enyegue, partenaire de WNC, était le seul représentant connu de cette entreprise auprès du PAD, notamment tout au long de la procédure arbitrale gagée face à l’entreprise publique. Et c’est naturellement qu’il avait reçu paiement de la somme en cause, par chèques.
Dans sa dénonciation contre M. Tsimi Enyegue, Me Samnick avait déclaré que le PAD avait fait l’objet d’un détournement des deniers publics. Le TCS s’était donc saisi de l’affaire sur cette base-là. Et, lors des premières dépositions des représentants du PAD devant le juge d’instruction, ces derniers indiquaient que les paiements effectués par l’organisme portuaire étaient réguliers, pour avoir été faits au travers de chèques bancaires émis à l’ordre de WNC et reçus par M. Tsimi, le seul représentant ou interlocuteur connu de WNC au PAD. Mais, une plainte avec constitution de partie civile déposée par Me Fousse, un avocat du PAD, changeait la donne.
Initialement conduite par Annie Noëlle Bahounoui Batendè, juge d’instruction au TCS à l’époque, l’information judiciaire lui était retirée pour être confiée à son homologue, M. Ekanga Evouh. Les choses s’accéléraient avec la mise aux arrêts de Patrice Tsimi suivie des inculpations des anciens DG, DGA et directeur des affaires administratives et financières du PAD, en service à l’époque des faits. Ces derniers étaient considérés comme complices de M. Tsimi Patrice dans le cadre du procès. Bien que M. Etoundi Oyono (de regrettée mémoire), DG de l’organisme portuaire au moment du procès, soit venu témoigner le 15 septembre 2014 pour dire que le PAD n’a jamais porté plainte et qu’il n’a aucun grief contre ses anciens dirigeants et cadres, le TCS décidait de condamner les mis en cause.
C’est donc l’incarcération consécutive à la condamnation de 20 ans de prison prononcée à son encontre en juillet 2015 pour détournement des deniers publics que Patrice Tsimi veut estomper, la loi portant statut général des entreprises publiques ne prévoyant pas une incrimination de ce type à l’égard des fournisseurs.