La Cour suprême est appelée à dire dans les jours avenir dans quelle(s) circonstance(s) l’émission d’un chèque sans provision est une infraction punissable au Cameroun. Elle vient d’être saisie par M. Songwe Laurence Chi, avocat camerounais installé aux Etats-Unis d’Amérique (USA), qui trouve à redire sur un arrêt rendu le 22 décembre dernier par la Cour d’appel du Littoral, dans une affaire qui l’oppose à un certain M. Mbafor Paul, entrepreneur basé à Yaoundé. Ce dernier avait émis le 28 avril 2017 au bénéfice de son adversaire deux chèques d’une valeur de 50 millions de francs chacun pour régler une dette contractée des années plus tôt. Les deux chèques sont retournés impayés, offrant prétexte à un procès. Mais la Cour d’appel a acquitté M. Mbafor en jugeant qu’il n’avait commis aucune faute, soulevant du coup l’ire de M. Songwe Laurence Chi qui espère inverser les choses devant la plus haute juridiction du pays.
Les deux protagonistes de l’affaire étaient entrés en relation au milieu des années 2010. Ils s’étaient associés pour la viabilisation de vastes terres dans la zone de Kribi, avec la promesse de se partager le produit de leur investissement commun. C’est ainsi que Maître Songwe faisait parvenir des engins et d’importantes sommes d’argent à M. Mbafor pour les travaux de lotissement et les procédures d’obtention des titres fonciers. Et M. Mbafor s’engageait à lui assurer la propriété d’une partie des terres mises en valeur. Sauf que les clauses passées entre ces personnes n’avaient pas été entièrement respectées. Ils décidaient de commun accord d’équilibrer de façon amiable leurs comptes par le remboursement par M. Mbafor d’une partie des contributions de l’avocat basé aux USA.
Comme pour marquer à l’égard de son partenaire sa bonne foi de s’acquitter de sa dette, M. Mbafor avait fait une reconnaissance écrite le 1er octobre 2016, s’engageant ainsi formellement à reverser à l’avocat une somme de 100 millions de francs. Las d’attendre que l’engagement ainsi pris soit respecté, Maître Songwe portait plainte devant le procureur de la République près le tribunal de première instance (TPI) de Douala – Ndokoti le 29 décembre suivant. Avant même que la plainte aboutisse, l’avocat et l’entrepreneur se retrouvaient devant un substitut du procureur de Ndokoti dans la recherche d’un arrangement. Sur le conseil du magistrat, M. Mbafor rédigeait une autre reconnaissance de dette le 6 janvier 2017. Et près de quatre mois plus tard, il signait au profit de l’avocat un chèque d’une valeur de 100 millions de francs.
Extorsion de signature ?
Présenté à l’encaissement, ce chèque avait été retourné impayé pour provision insuffisante. C’est ainsi que deux autres chèques de 5O millions de francs chacun seront signés en compensation le 4 mai 2017. Ce sera une autre entourloupe : ces deux chèques sont de nouveau rejetés avec les mentions «provision insuffisante» et «signature non conforme». Convaincu qu’un arrangement n’était plus possible avec M. Mbafor du fait d’un enchainement de mauvaise foi, Maître Songwe relançait sa plainte. Après une enquête policière menée à la demande du procureur de la République par la compagnie de gendarmerie de Douala II, le procès s’ouvrait devant le TPI de Douala – Ndokoti entre les deux hommes pour «émission de chèque sans provision».
Dans sa stratégie de défense, M. Mbafor va décider de se plaindre à son tour contre son adversaire en l’accusant de lui avoir extorqué la signature apposée sur la reconnaissance de dette. Il explique que l’avocat l’avait trainé de force dans le bureau du substitut du procureur de la République pour le contraindre à prendre l’engagement de payer la somme de 100 millions de francs dont il dit ignorer désormais le fondement. C’est par peur d’être placé en garde à vue, sa pièce d’identité étant retenue par le magistrat, explique-t-il, qu’il aurait rédigé et signé la reconnaissance de dette remise en cause. Lorsque ces deux affaires sont soumises au juge, il décide de les joindre pour un examen concomitant devant aboutir à une seule décision de justice.
L’affrontement des parties devant la barre va convaincre le tribunal que la plainte de M. Mbafor n’est pas fondée. Les arguments du juge sont simples, tels que cela apparaît dans sa décision rendue le 23 janvier 2019 : «Il ressort des débats publics à l’audience que l’engagement a été signé au bureau du procureur le 6 janvier 2017 et les chèques ont été émis par Mbafor Paul à l’ordre de Lawrence Chi Songwe le 24 mai 2017, soit quatre mois plus tard ; […] il n’y a eu aucune violence, ni contrainte, ni fraude et qu’il avait la possibilité de dénoncer cet engagement soit le même jour, soit le lendemain». Maître Songwe va être déclaré non coupable d’extorsion de signature.
Dans le même temps, le tribunal juge que «les faits d’émission de chèque sans provision reprochés au prévenu Mbafor Paul sont caractérisés». Ce dernier est déclaré coupable et condamné à six mois de prison ferme, à 500 mille francs d’amende ferme puis au paiement des dépens (frais de justice) estimés à 5,5 millions de francs. N’ayant pas comparu le jour de la décision, le condamné va se voir décerné un mandat d’arrêt à l’audience, de même qu’un mandat d’incarcération de 60 mois en cas de non-paiement des condamnations pécuniaires prononcées à son égard. Le tribunal accorde à M. Songwe au titre de dommages intérêts, la somme de 110 millions de francs, soit le montant de la dette réclamée à M. Mbafor, en plus d’un préjudice fixé à 10 millions de francs. C’est après cette décision que l’avocat va découvrir un autre visage de la justice de son pays.
Recours retiré
En effet, dès le lendemain de cette décision, le parquet va relever appel de la décision d’acquittement prononcée en faveur de M. Songwe Lawrence Chi. Il n’est donc pas enthousiaste à faire exécuter les différents mandats (d’arrêt et d’incarcération) émis contre M. Mbafor, qui relève aussi appel de la décision l’ayant condamné. La Cour d’appel entre donc en jeu. Elle va avoir un regard tout à fait opposé à celui du TPI de Douala – Ndokoti, jugeant que «le premier juge n’a pas bien apprécié les faits de l’espèce, de même qu’il a fait une malsaine application du droit». L’avocat échappe malgré tout à une éventuelle condamnation, le nouveau procureur général près la Cour d’appel du Littoral, M. Foe Jean-Claude, s’étant du reste désisté de l’appel initialement fait par son prédécesseur.
Et sur le seul pan de l’affaire resté en vie, la Cour d’appel a une position déroutante : «s’il est indéniable que Mbafor, au moment de la signature des chèques, savait qu’il ne disposait pas de fonds pour les honorer, rien dans le dossier de la procédure, encore moins des débats à l’audience ne permet de conclure que Mbafor Paul avait mis en route le projet criminel, comme le précise l’article 237 du règlement Cemac relatif aux systèmes, moyens et incidents de paiement (lire ci-dessous) avec l’intention de porter atteinte aux droits de Songwe Lawrence Chi», écrit-elle, avant de relaxer M Mbafor Paul «pour défaut d’intention délictuelle». La cour «donne mainlevée du mandat d’arrêt décerné contre lui par le premier juge». C’est cet arrêt de la Cour d’appel du Littoral que M. Songwe a attaqué. La Cour suprême est appelée à clarifier les choses une fois pour toutes.
Rappelons que l’article 237 du règlement Cemac ci-dessus évoqué est ainsi libellé : «Est punie d’un emprisonnement de six (6) mois à cinq (5) ans et d’une amende de 100 mille à 2 millions de francs, ou de l’une de ces deux peines seulement, toute personne qui, avec l’intention de porter atteinte aux droits d’autrui, émet un chèque sans provision».
En saisissant la Cour suprême, Maître Songwe Lawrence semble quand même avoir une appréhension. L’un des plus hauts responsables de cette juridiction aujourd’hui, le premier avocat général, n’est autre que l’ancien procureur général près la Cour d’appel du Littoral, qui avait relevé appel de la décision du TPI de Douala – Ndokoti ayant acquitté M. Songwe de l’infraction d’extorsion de signature. M. Jean-Claude Awana Wodougue, puisqu’il s’agit de lui, est perçu comme l’un des plus grands protecteurs de M. Mbafor Paul, voire de la famille de ce dernier (lire ci-dessous), dans les milieux judiciaires. Dans une correspondance adressée au ministre de la Justice le 14 août 2019, le conseil de M. Songwe (Maître Francis Sama de regretté mémoire) avait dénoncé «les interventions musclées de M. le procureur général près la Cour d’appel du Littoral» contre son client. «Je ne comprends pas pourquoi deux mandats dont l’un d’arrêt, et l’autre d’incarcération ont été émis depuis le 23 janvier 2019, mais n’ont jamais été exécutés malgré les diligences faites à cet effet».
Et la maman Mbafor n’est pas en reste…
Mme Mbafor Regina est la mère de M. Mbafor Paul. En juin 2016, elle avait obtenu de l’ami de son fils, M. Songwe Lawrence, une somme de 6 millions de francs au titre d’un prêt remboursable. Elle avait besoin en urgence d’une aide financière pour dénouer un problème relativement grave. Et l’avocat basé aux USA n’avait manifesté aucune résistance pour lui trouver la somme recherchée, après intervention de M. Mbafor Paul. Sauf que cette somme n’a jamais été remboursée. Du moins, une partie.
En séjour au Cameroun en septembre 2020, M. Songwe avait décidé de saisir la justice contre la mère de son ami afin d’obtenir le remboursement de son argent. Suite à une plainte déposée au parquet du TPI de Yaoundé centre administratif, le dossier avait été transféré par le procureur de la République à une unité de police pour enquête. Convoquée pour s’expliquer, la dame ne tarda pas à reconnaître qu’elle était en tort. En présence de son avocat, elle s’engageait par écrit à rembourser l’argent qu’elle devait à M. Songwe. Elle se proposa de le faire en trois versements, en majorant ce qu’elle avait reçu d’une somme de 350 mille francs «pour les frais du billet d’avion du plaignant».
Si Mme Mbafor effectivement honoré l’engagement ainsi pris en reversant à M. Songwe 2,5 millions de francs en octobre 2020, elle s’est rebiffée par la suite, estimant qu’elle avait signé la reconnaissance de la dette par contrainte, avec la peur d’être placée en garde à vue. Depuis, le parquet se garde de donner une suite au litige, en soustrayant Mme Songwe au paiement du reste de sa dette. Selon des sources proches des protagonistes, de nombreuses pressions émanant des milieux judiciaires ont interféré dans la gestion du dossier, quasiment comme dans le cadre du litige qui oppose le fils de Mme Mbafor à l’avocat basé aux USA. Du coup, la famille Mbafor donne l’impression d’être au-dessus de la loi.