Par Maître Didier Nganko*
Les 7 et 8 octobre 2021, la Chambre des Huissiers de Justice du Cameroun, sous l’égide de l’Union internationale des Huissiers de Justice (Uihj), a organisé à Douala un séminaire sur le thème principal de l’exécution des décisions de justice. L’exécution des décisions de justice est en effet l’objet de multiples manipulations qui génèrent d’intenses frustrations. Qui d’autre que les huissiers de justice pour s’en préoccuper ?
Ce séminaire a réuni autour de ce thème tous les professionnels du droit, à savoir, d’un côté, les praticiens que sont les huissiers de justice, les avocats, les magistrats et les banquiers, et de l’autre, les théoriciens que sont les universitaires, parmi lesquels l’éminent Pr Henri Modi Koko, secrétaire général de l’université de Douala, qui a ouvert les travaux avec une mémorable leçon inaugurale. Malheureusement, le débat n’a pas eu lieu. Le panel des participants était pourtant de choix. Mais ce fut un rendez-vous manqué. Raison pour laquelle j’ai remis le thème à l’ouvrage.
Du fait d’une pratique judiciaire déviante, obtenir l’exécution d’une décision de justice relève d’une course d’obstacles, une situation de moins en moins acceptable dans un Etat de droit. Prenons la problématique du dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire qui s’inscrit dans le cadre de l’indispensable et nécessaire concours que les services de la force publique doivent apporter dans l’exécution des décisions de justice. La pratique judiciaire du dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire est sujette à controverses. Sans en être l’illustration la plus caractéristique, l’usage qui est fait de ce dispositif donne toute la mesure de la tonalité de ce phénomène de déviances qui gangrène la pratique judiciaire au Cameroun et en empêche l’optimisation. Un bref rappel du cadre légal et fonctionnel de ce dispositif permet d’appréhender la substance de cette controverse.
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Cadre légal et fonctionnel du dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire.
Cadre légal. Le dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire est prévu à l’article 2 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers de justice. On le trouve également à l’article 42 de l’Acte Uniforme Ohada relatif aux voies d’exécution. Cet article 42 reprend l’article 322 du code de procédure civile et commerciale. Les articles 2 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers de justice et 42 de l’Acte Uniforme Ohada relatif aux voies d’exécution assignent une double fonction au dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire : une fonction sécuritaire et une fonction de validation de la procédure d’exécution.
Fonction sécuritaire. L’article 2 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers de justice stipule que «pour l’accomplissement de leur mission, les huissiers peuvent se faire assister par un officier de police judiciaire sur autorisation du parquet». Le dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire s’inscrit ici dans une logique de sécurité, mais aussi d’officialisation de la mission qu’exécute l’huissier de justice. Ce rôle d’officialisation n’est certes pas évident, mais il est bien présent.
Pour la sécurité, le législateur est parti de l’idée que la présence aux côtés de l’huissier d’un agent de la force publique paré des attributs de la puissance publique pendant qu’il officie est de nature à dissuader de toute velléité à la résistance et à toutes autres formes d’agression. Toute forme de rébellion ou d’agression constitutive d’infraction en présence de l’officier de police judiciaire pourrait enclencher immédiatement une réponse pénale en procédure de flagrance. C’est un dispositif de sécurité préventive. Protéger l’huissier de justice et son ministère agissant à titre préventif est l’objectif visé dans ce dispositif.
Le dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire prévu à l’article 2 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979, sans en avoir conscience, remplit également une fonction d’officialisation. L’huissier est un messager de la justice dont personne ne souhaite la visite parce qu’il n’apporte que la terreur et la misère. Cette image de Frankenstein qui colle à la figure de cet auxiliaire de justice dans l’imaginaire populaire, liée à son activité exécutive, le rend même répugnant. Et le comble est qu’il officie dans une tenue banale de monsieur tout le monde. La présence d’un agent de la force publique à ses côtés est en quelque sorte l’écusson qu’il porte, indiquant qu’il est dans l’exécution d’une mission de service public et d’intérêt général. Cette présence donne un cachet officiel à la mission qu’exécute l’huissier de justice.
Fonction de validation de la procédure d’exécution. L’article 42 de l’Acte Uniforme Ohada relatif aux voies d’exécution stipule «[qu’en] l’absence de l’occupant du local, ou si ce dernier en refuse l’accès, l’huissier peut établir un gardien aux portes pour empêcher le divertissement. Il requiert, pour assister aux opérations, … une autorité de police ou de gendarmerie. Dans les mêmes conditions, il peut être procédé à l’ouverture des meubles». Ce texte dit en d’autres termes que lors d’une opération d’exécution, l’huissier de justice ne peut procéder à l’ouverture forcée des portes d’un local ou d’un meuble quelconque en l’absence du débiteur ou si celui-ci, présent, lui en refuse l’accès, sauf pour l’huissier à requérir l’intervention d’une autorité de police ou de gendarmerie en présence de laquelle l’ouverture des portes, même celles des meubles fermants, pourra être faite au fur et à mesure de la saisie.
Ici, le dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire vient valider la procédure d’exécution dans la circonstance indiquée dans le texte. La présence d’une autorité de police ou de gendarmerie en cette circonstance supplée le défaut de coopération du débiteur pour garantir la transparence et la sincérité de l’opération d’exécution. Il est du reste prescrit que le procès-verbal rendant compte de l’opération soit contresigné par l’une des autorités sus indiquées.
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La pratique judiciaire controversée
Il se pose à propos du dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire la question cruciale de l’accès à ce dispositif, de sa mise en œuvre. Toute la problématique de la pratique judiciaire controversée de ce dispositif réside sur cette question. Cette question est pourtant l’objet d’une réglementation textuelle. Deux textes en effet différencient, en fonction du contexte opérationnel, la démarche à suivre. L’article 2 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers et l’article 322 du code de procédure civile et commerciale. L’article 322 complète nécessairement à ce propos l’article 42 de l’Acte Uniforme Ohada relatif aux voies d’exécution. D’un contexte fonctionnel à l’autre, la prescription réglementaire et la pratique judiciaire divergent.
a) Contexte de la fonction sécuritaire de l’article 2 du décret n°79/448 du 5/11/1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers. Dans le contexte de la fonction sécuritaire du dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire, l’article 2 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers stipule que c’est «sur autorisation du parquet» que l’huissier de justice se fait assister par un officier de police judiciaire. D’un double point de vue opérationnel et conceptuel, cette médiation du parquet est une source de controverses.
Du point de vue opérationnel, le sort du dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire est lié à la médiation du parquet. Tout dépend de ce que le parquet fait de cette médiation. Chaque parquet, ou plutôt, chaque magistrat dans la fonction du parquet, y va à sa convenance, mais, malheureusement, dans le sens d’un formalisme excessif, consacrant une pratique judiciaire déviante, en parfaite inconscience du rôle primordial de ce dispositif dans l’exécution des décisions de justice.
La demande d’autorisation est introduite exclusivement sous la forme écrite. C’est une exigence des parquets. Cette exclusivité formelle n’est prescrite nulle part dans le texte. Le contenu même de l’écrit est dicté dans certains parquets à peine de rejet. Et chaque parquet y va de son style propre. Dans le même parquet, la formule de la demande varie d’un chef de parquet à l’autre. Dans ce labyrinthe de formules, l’huissier s’y perd souvent, ne sachant pas avec quelle formule il doit adresser sa demande à tel ou tel parquet. Et ce n’est pas tout de présenter une demande écrite.
La demande doit être justifiée. Que doit justifier l’huissier ? Au minimum, qu’il est en possession d’une décision de justice et que cette décision a été signifiée au débiteur, conjuguée, le cas échéant, à un commandement préalable. C’est ainsi que l’huissier de justice doit joindre systématiquement à sa demande une copie de la décision en exécution et une copie de l’exploit de signification-commandement.
Certains parquets exigent même que l’huissier de justice justifie avoir été confronté à la résistance du débiteur, obligeant l’huissier à ajouter aux pièces jointes un procès-verbal de rébellion. Et pourtant, pas plus qu’il ne prescrit de forme à la demande, l’article 2 al1 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers ne prescrit cette condition.
La demande ainsi constituée est déposée dans les services du parquet où elle prend le circuit tortueux des services administratifs. Il faut noter à cet égard que, depuis un certain temps, la demande déposée au parquet d’instance remonte au parquet général et pourrait même aller jusqu’à la Chancellerie, dit-on. On pourrait attendre des mois, voire des années. Si l’on voudrait tenir en laisse le dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire ou l’exécution des décisions de justice, il n’y aurait pas meilleur argument que celui tiré du prétexte de ce contrôle. Mais la question, c’est : «tenir en laisse à quelle fin ?».
Du point de vue conceptuel, le dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire s’accommode mal du système médiatif de l’article 2 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers de justice. Il faut dire qu’au sens de ce texte, le recours au dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire est une des prérogatives liées à la fonction d’huissier en tant que l’huissier est dépositaire de l’ordre public quand il officie, et délégataire, en cette circonstance, des prérogatives de puissance publique. L’opportunité du recours à l’exercice de cette prérogative est laissée à la seule et libre appréciation de l’huissier de justice. D’où vient-il que l’exercice de ce recours soit par ailleurs et très paradoxalement soumis à une autorisation ? Le système manque de cohérence.
Il ne serait pas superflu de convoquer ici, au titre de droit comparé, la pratique judiciaire française du dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire. L’huissier de justice français programme une série de saisies à exécuter dans la journée et requiert directement pour l’assister dans la tournée un commissaire de police. On parle alors de «tournée des saisies». Il faut rappeler que le dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire nous vient du droit français qui a institutionnalisé dans le système judiciaire un organe chargé d’exécuter les décisions de justice dans le cadre d’une profession réglementée et libérale.
b) Contexte de la fonction de validation de l’article 42 de l’Acte Uniforme OHADA relatif aux voies d’exécution. Ici, c’est uniquement d’un point de vue opérationnel que se pose la problématique. Dans le contexte de la fonction de validation du dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire, l’article 322 du code de procédure civile et commerciale complète nécessairement l’article 42 de l’Acte Uniforme Ohada relatif aux voies d’exécution. L’article 322 stipule que si les portes sont fermées, et si l’ouverture en est refusée, l’huissier «se retirera sur-le-champ … devant l’officier de police judiciaire en présence duquel l’ouverture des portes, même celles des meubles fermants, sera faite, au fur et à mesure de la saisie».
Contrairement à l’article 2 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers de justice, l’article 322 du code de procédure civile et commerciale donne un accès direct à l’officier de police judiciaire. C’est à cet officier que l’huissier de justice adresse sa réquisition. Et aucune forme n’est prescrite à cette adresse. On constate même que le législateur privilégie la forme verbale. En effet, l’huissier de justice se retire sur le champ pour se rendre directement devant l’officier de police judiciaire. C’est cette forme verbale de réquisition qui sied à cette circonstance.
Voilà qui tranche en passant le débat sur l’article 29 de l’Acte Uniforme Ohada relatif aux voies d’exécution. Ce texte stipule que «la formule exécutoire vaut réquisition directe de la force publique». La question de savoir si le législateur communautaire Ohada entend ouvrir à l’agent d’exécution un accès direct à la force publique divise l’opinion dans la communauté judiciaire. Une réponse affirmative s’impose ; d’abord, de par la clarté des termes mêmes du texte. Ensuite, un argument historique vient appuyer cette thèse affirmative. C’est que plusieurs siècles avant le législateur communautaire Ohada, les auteurs du code de procédure civile et commerciale avaient déjà prescrit la réquisition directe des services de la force publique pour l’exécution des décisions de justice.
L’obstacle de la porte fermée du local ou du refus d’accès à ce local est une circonstance par nature imprévisible. Elle prend l’huissier au dépourvu si, au départ, il n’est pas assisté d’un officier de police judiciaire. Elle est très souvent orchestrée pour faire obstruction à l’exécution engagée, dans le but de la retarder ou même de l’empêcher. La situation demande une réponse procédurale immédiate. L’opération d’exécution doit se poursuivre sans désemparer, mais en présence d’une autorité de police ou de gendarmerie. La prescription d’une réquisition directe de l’officier de police judiciaire et de la forme la plus simple est d’autant pertinente que la nécessité de la présence d’une autorité de police ou de gendarmerie doit être satisfaite à l’instant. On voit bien que le système médiatif de l’article 2 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers avec le protocole épistolaire mis en place est inapte à gérer le contexte prévu à l’article 42 de l’Acte Uniforme Ohada relatif aux voies d’exécution.
Malheureusement, il s’est installé très inopportunément dans la pratique judiciaire une suprématie du système médiatif de l’article 2 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers qui impose ce système en toutes circonstances et fausse l’application de l’article 42 de l’Acte Uniforme Ohada relatif aux voies d’exécution. Toute demande d’assistance d’un officier de police judiciaire pour l’exécution d’une décision de justice doit passer par le parquet.
On ne songe même pas à recourir à l’article 44 de l’Acte Uniforme Ohada relatif aux voies d’exécution qui permet à l’huissier de suppléer l’impossibilité d’avoir à l’instant une autorité de police ou de gendarmerie en requérant la présence de deux témoins qu’on peut trouver dans les parages du lieu de l’exécution. Cette médiation du parquet est si ancrée dans la pratique judiciaire qu’en dépit du droit et de la raison, aucun service de police ou de gendarmerie n’accordera à l’huissier l’assistance d’un officier de police judiciaire en l’absence de l’autorisation du parquet. Pour la petite histoire, cette suprématie a conduit à un malheureux amalgame. Même lorsqu’agressé dans l’exercice de ses fonctions, l’huissier fait appel au secours des services de la force publique, ceux-ci exigent l’autorisation du parquet pour intervenir.
L’impertinence et l’inconsistance du contrôle des parquets. Le système médiatif de l’article 2 al1 du décret n°79/448 du 5 novembre 1979 portant réglementation des fonctions et fixant le statut des huissiers se justifierait par le contrôle qu’exercent les parquets sur le dispositif de l’assistance de l’officier de police judiciaire. Il se pose alors nécessairement la question de la pertinence de ce contrôle. D’un pointillisme inopportun et aux allures de simple décorum, ce contrôle n’a aucun souci de pragmatisme. Comment peut-on imaginer que l’huissier, professionnel avéré des procédures civiles d’exécution, entreprenne une exécution forcée en dehors du cadre légal ? La justification de ce contrôle s’inscrit plutôt dans une tradition dogmatique relayant l’huissier au rang de juriste de seconde zone qui doit exercer sous la direction et le contrôle du parquet. Inconsciemment, ce contrôle traduit en fait une défiance infantile et non moins infamante à l’égard de l’huissier.
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En conclusion : une justice sans son glaive.
Ce qu’il convient de retenir au terme de cette analyse est que l’huissier de justice est privé d’un outil précieux pour l’exécution des décisions de justice par une pratique judiciaire déviante. Priver l’huissier des moyens de cette mission, c’est priver la justice de son glaive. Une justice sans son glaive n’en est pas une. Il ne suffit pas d’obtenir une décision de justice, fût-elle définitive. Il faut encore pouvoir l’exécuter, et dans de bonnes conditions, c’est-à-dire dans un délai raisonnable. A la faveur de l’évolution des mentalités, le justiciable aujourd’hui ne se résigne plus à ce que le droit qui lui a été reconnu ne trouve pas sa concrétisation dans les faits. La reconnaissance d’un droit n’est pas une fin en soi.
(*) Ancien président de la Chambre nationale des huissiers de justice.