La semaine prochaine (2 et 3 février 2021), le procureur général et les avocats de l’Etat ont la mission de maintenir en vie la procédure pénale engagée contre l’ancien ministre de la Défense, Alain Edgard Mebe Ngo’o, et certains de ses anciens collaborateurs et proches devant le Tribunal criminel spécial (TCS). Quatre des cinq accusés de cette affaire avaient en effet présenté des «exceptions», c’est-à-dire des arguments appelant soit à l’annulation de la procédure, soit à leur remise en liberté, le 16 novembre (pour M. et Mme Mebe Ngo’o) et le 28 décembre 2020 dans le cas du lieutenant-colonel Mboutou Elle Ghislain Victor et de M. Mbangue Maxime Léonard, inspecteur principal du Trésor et ancien conseiller technique au ministère de la Défense. Sans doute surpris par la teneur des arguments soulevés par les avocats de la défense, le ministère public et les avocats de l’Etat avaient demandé un temps raisonnable pour préparer leurs répliques respectives.
Le gros des charges qui pèsent sur M. Mebe Ngo’o et compagnie devant la justice est relatif aux processus d’acquisition des équipements et matériels militaires pour le compte l’armée camerounaise et de ses hommes. Le TCS est-il compétent pour connaître de ce type de faits ? La réponse est non pour Maître Charles Nguini, ancien président de la section camerounaise de Transparency International, qui a aujourd’hui reconquis sa liberté de défendre des personnes suspectées d’avoir attenté à la fortune publique. C’est en tout cas ce que l’avocat a soutenu lors de la dernière audience de l’affaire, concernant spécifiquement le cas de son client, en l’occurrence le lieutenant-colonel Mboutou Elle. Ce dernier serait devant la barre «pour rien», a dit le célèbre avocat, qualifiant d’indigne «une information judiciaire qui repose sur une interprétation tronquée des faits et sur une lecture fallacieuse des lois et règlements en vigueur au Cameroun».
Le propos abrupte de l’avocat à l’égard de la juridiction d’exception tient au fait, non seulement que son client est militaire et ne devrait pas s’y retrouver pour des faits en relation avec ses fonctions dans l’armée, mais aussi qu’il lui est reproché la violation des règles de passation des marchés publics. C’est ce que soutient Maître Charles Nguini. Rappelons que le lieutenant-colonel Mboutou Elle est renvoyé devant le TCS pour répondre des faits de complicité de détournement de la somme de 13,4 milliards de francs, de corruption et de blanchiment aggravé des capitaux dont le montant avoisine 5 milliards de francs, de surfacturations à l’occasion des dépenses relatives à l’organisation «des fêtes nationales du 20 mai des années 2012 à 2014». Et dans son ordonnance de renvoi, le juge chargé de l’enquête judiciaire avait indiqué que le militaire est inculpé notamment «en raison de son implication dans le traitement des dossiers relatifs aux marchés d’acquisition des effets d’habillement et équipements militaires».
Effets militaires
Partant du statut d’officier supérieur de l’armée de M. Mboutou Elle, l’avocat soutient, en s’appuyant sur l’article 8-c de la loi du 12 juillet 2017 portant du Code de justice militaire que «Le Tribunal militaire est seul compétent pour connaître […] des infractions de toutes natures commises par des militaires ou par le personnel civil en service dans les forces de défense, avec ou sans coauteurs ou complices civils, soit à l’intérieur d’un établissement militaire, soit dans l’exercice de leurs fonctions». Il donne la définition des «effets militaires» au sens de la même loi : «l’ensemble des biens meubles et immeubles qui, par nature ou par destination, sont affectés au service des forces de défense». L’avocat semble enfoncer le clou en rappelant que l’article 184 du code pénal, celui qui réprime justement le détournement des biens publics, «n’est pas applicable aux détournements ou recels d’effets militaires visés au Code de justice militaire», selon la lettre de son alinéa 6.
Et même que Maître Nguini réclame, toujours en se référant à la loi, qu’il soit appliqué à son client la loi du 29 décembre 2008 portant organisation judiciaire militaire, plutôt que la loi de 2017 dont les dispositions répressives seraient plus rigoureuses. En effet, dit l’article 4 du code pénal, «toute disposition pénale nouvelle et moins rigoureuse s’applique aux infractions non définitivement jugées au jour de son entrée en vigueur. Si la disposition nouvelle est plus rigoureuse, les infractions commises avant son entrée en vigueur continuent à être jugées conformément à la loi ancienne.» De toutes les façons, l’avocat demande au TCS de se «déclarer incompétent et de renvoyer l’affaire concernant [son client] devant le Tribunal militaire compétent».
L’avocat ne s’arrête pas là. Il estime que, sur certains des faits mis à la charge des accusés, le juge d’instruction a mal interprété, à l’égard de M. Mboutou Elle, les articles 30 et 31 du Code des marchés publics. Dans son ordonnance de renvoi, le magistrat avait en effet écrit qu’en faisant référence de façon explicite aux dispositions du décret du 24 septembre 2004 dans chacun des marchés en cause, «les parties [avaient] nécessairement tenu à se soumettre aux exigences légales et non à la pratique en vigueur au ministère de la Défense». Or, souligne Maître Nguini, le décret en question comporte un chapitre consacré aux «marchés spéciaux».
Et, selon l’article 30 de ce texte, «les marchés spéciaux sont des marchés qui ne répondent pas, pour tout ou partie, aux dispositions relatives aux marchés sur l’appel d’offres ou aux marchés de gré à gré. Ils comprennent essentiellement les marchés relatifs à la défense nationale, à la sécurité aux intérêts stratégiques de l’Etat». C’est une disposition qui est complétée par l’article 31: «Les marchés visés à l’article 30 ci-dessus comportent des clauses secrètes pour des raisons de sécurité et d’intérêts stratégiques de l’Etat et échappent de ce fait à l’examen de toute commission des marchés publics» prévue par le Code des marchés publics. La circulaire du Premier ministre relative au Code des marchés publics est plus explicite : «Les marchés spéciaux concernent essentiellement l’acquisition de tous équipements ou fournitures et les prestations de toute nature, directement liées à la défense nationale, à la sécurité et aux intérêts stratégiques de l’Etat. Ils échappent, de ce fait, à l’examen de toute commission des marchés publics prévue par le Code».
Marchés spéciaux
Donc, pour maître Nguini, il ne fait pas l’ombre d’un doute que «contrairement aux énonciations du Juge d’instruction, les dispositions du Code des marchés publics ne sont pas applicables» aux opérations d’acquisition des matériels et équipements militaires. Mieux, dit-il, la «référence de façon explicite aux dispositions du décret n°2004/275 du 24 septembre 2004 [dans chacun des marchés à problème] n’implique pas l’assujettissement auxdites dispositions, mais plus simplement la référence aux articles 30 et 31 qui y dérogent».
L’avocat évoque un autre texte, le décret N°86/913 du 31 mai 1986 portant réorganisation de la Commission permanente des marchés de défense et sécurité pour dire que c’est instance, présidée par le secrétaire général de la présidence de la République, qui connaît légalement des marchés spéciaux. Ce n’est pas un hasard, précise l’avocat, s’il est à chaque fois indiqué dans les marchés querellés la précision suivante : «Le présent marché spécial ne deviendra définitif qu’après sa signature par le ministre, secrétaire général de la présidence de la République, et n’entrera en vigueur qu’après sa notification au fournisseur». C’est un raisonnement qui n’est pas favorable au seul lieutenant-colonel Mboutou Elle, puisque son ancien patron, M. Mebe Ngo’o, est lui aussi poursuivi pour les mêmes «marchés».
Maître Charles Nguini n’a pas été le seul à prendre la parole le 28 décembre 2020. Son confrère Claude-Bernard Assira Engoute est aussi intervenu, mais pour le compte de son client Mbangue Maxime Léonard, ancien conseiller technique du ministre de la Défense. L’avocat n’est pas loin de dire que son client a été piégé par le TCS. En effet, l’inspecteur du Trésor avait été auditionné à quatre reprises entre février et mars 2019 par le Corps spécialisé des officiers de police judiciaire du TCS, avec le statut de témoin, donc sans la présence d’un avocat à ses côtés. L’avocat observe qu’il s’agit d’une violation des droits de son client, qui aurait été amené, dit-il, «à faire des déclarations parfois décousues, l’amenant ainsi à s’auto-accuser». S’appuyant sur diverses dispositions légales et une abondante jurisprudence, il demande que les procès-verbaux d’audition de son client dans les conditions décrites soient annulés, nul ne pouvant notamment être contraint à s’auto-accuser.
Par ailleurs, Maître Assira estime que son client, comme du reste M. Mebe Ngo’o et le lieutenant-colonel Mboutou Elle, font l’objet de deux procédures judiciaires concernant les mêmes faits au Cameroun et en France, ce qui poserait un problème de litispendance internationale. Cette observation puise son fondement d’une commission rogatoire mise en route par un juge d’instruction du Tribunal de grande instance de Paris contre Mebe Ngo’o et consorts. La procédure judiciaire en question est en lien avec l’inculpation, en France, de Robert Franchitti, patron de la société française Mac Force International. C’est une société à travers laquelle le ministère camerounais de la Défense a acquis certains équipements et matériels militaires dans le cadre des procédures accusées de frauduleuses.
60 milliards de francs…
Le fait pour le juge d’instruction français d’avoir demandé que M. Mebe Ngo’o et ses anciens collaborateurs, dont M. Mbangue, soient auditionnés comme «suspects» amène Maître Assira à demander que la justice camerounaise se dessaisisse au profit de la justice française, dont la procédure judiciaire est antérieure à l’entrée en scène du TCS. L’avocat demande aussi la remise en liberté de son client, dont la détention provisoire est devenue caduque, ayant déjà excédé les 18 mois, qui constitue le délai maximum en la matière. L’ancien ministre de la Défense et son épouse avaient déjà sollicité le juge des libertés, avant l’ouverture des débats devant le TCS, pour dire la même chose.
A titre de rappel, M. Mebe Ngo’o répond des infractions présumées de «détournement», de «blanchiment de capitaux», «complicité de corruption active» en rapport avec l’acquisition du matériel militaire. Il passe en jugement aux côtés de son épouse Bernadette Minla Nkoulou, du lieutenant-colonel Ghislain Victor Mboutou Elle, l’inspecteur du Trésor Maxime Mbangue, et l’ancien directeur adjoint de la banque SCB Victor Menye. Selon l’accusation, les faits ont favorisé un détournement présume de 60 milliards de francs.