Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com
Ce vendredi, 27 août 2021, le Tribunal criminel spécial (TCS) saura si le ministre des Finances (Minfi) est d’avis que le Trésor public entame enfin le recouvrement des 5,5 milliards de francs pour lesquels M. Emmanuel Leubou, qu’une certaine opinion publique des réseaux sociaux a surnommé abusivement le Madoff camerounais, est en jugement depuis bientôt deux ans. Les avocats de l’Etat (Minfi) et le représentant de cette administration ont quitté le Palais de justice vendredi dernier dans un embarras visible. Les juges chargés du dossier de l’ancien chef de la cellule informatique de la Direction des dépenses du personnel et des pensions (Ddpp) du Minfi venaient de les interroger au sujet d’une demande formulée par quelques avocats de la défense. Ces derniers estiment que le tribunal doit ordonner ledit recouvrement, les conditions étant réunies pour cela.
Si, en réponse à la sollicitation du tribunal, les 2 avocats de l’Etat présents ont dit vouloir préalablement recueillir l’avis de leur mandant (le ministre des Finances) pour se prononcer en connaissance de cause, le représentant du Minfi s’est gardé d’avoir publiquement une voix dissonante, se contentant de proposer que le tribunal donne à l’administration la possibilité d’harmoniser sa position avant de l’exprimer. «Une personne parlera au nom de la partie civile sur cette question», a dit M. Mbang Honoré. Ils mettront donc à profit les sept jours qui séparent la précédente audience, vendredi dernier, de la prochaine, dans quatre jours, pour avoir l’avis précis du ministre des Finances. Il revient donc désormais à M. Louis Paul Motazé la décision de dire s’il est pour ou contre ce recouvrement. Encore qu’il est en mesure de le faire sans attendre une injonction judiciaire.
Mesure d’instruction…
Que s’est-il en fait passé le 20 août dernier, pour que l’avis du ministre des Finances soit sollicité ? Le tribunal venait d’achever l’audition de M. Bitek Emmanuel, 2e témoin de l’accusation, et s’apprêtait à renvoyer la suite du procès pour la comparution du 3e témoin, lorsque Me Kamga Ngatchou, l’avocat de M. Leubou, a dit au collège des juges qu’il avait une demande à soumettre. Il a rappelé que, plusieurs fois pendant son témoignage, le témoin Bitek avait déclaré qu’il suffisait que le tribunal ordonne que les remboursements des crédits au centre du procès soient repositionnés pour que l’Etat récupère son argent. Et l’avocat a reçu le soutien des conseils de deux des trois coaccusés de son client pour une «mesure d’instruction», qu’ils ont dit justifiée. C’est alors que les juges ont sollicité les avis des autres parties au procès avant de dévoiler, éventuellement, leur propre position. Ils iront probablement au bout de leur consultation le 27 août 2021, date de la prochaine audience.
Au cours de son audition devant la barre le 18 mai 2021, M. Bitek, ingénieur informaticien en service à la Cellule informatique de la Ddpp, avait déclaré «qu’à partir des listings transmis à l’instruction, (il est) possible d’avoir les noms et matricules des bénéficiaires des avances sur solde» dont le non-remboursement (provoqué par des mains criminelles) est au cœur du procès. Interrogé pour savoir si ces remboursements pouvaient être repositionnés afin que les bénéficiaires des crédits paient leur dette envers l’Etat, le témoin avait été sans nuance : «Si la justice et l’Etat du Cameroun le décident, on peut repositionner ces précomptes, ces remboursements qui ont été annulés frauduleusement». C’est cette possibilité de recouvrer les 5,5 milliards de francs, plusieurs fois rappelée par M. Leubou depuis le déclenchement du procès, que son avocat a simplement relancée. La liste des bénéficiaires des salaires frauduleux avait du reste déjà été publiée dans les colonnes de votre journal (Kalara N°336 du 7 avril 2020).
M. Bitek Emmanuel n’est donc pas le premier à dire que l’Etat peut recouvrer son argent dans cette affaire. Le premier témoin de l’accusation dans ce procès partage la même certitude, exprimée par ses propres mots. Il s’agit de M. Mougang Jacques, ingénieur informaticien à la retraite et ancien administrateur réseau du système Antilope au Cenadi (Centre national du développement de l’informatique du ministère des Finances). Interrogé devant le TCS le 2 mars 2021, M. Moungang, tout en reconnaissant que le problème posé ne relève pas de son domaine, s’était dit convaincu que les bénéficiaires des crédits à problème pouvaient d’ailleurs aidé la justice à remonter aux fraudeurs : «J’ai demandé (lors de l’enquête policière), puisqu’on connait les bénéficiaires (des crédits) pourquoi ne pas commencer par eux pour dire quels sont leurs complices dans la maison».
Chose curieuse : cette démarche n’a jamais été agréée par le ministère public, la principale partie accusatrice du procès. Et son représentant devant le tribunal l’a d’ailleurs encore montré vendredi dernier, masquant difficilement son propre embarras devant le problème posé par l’avocat de M. Leubou. En traduisant à sa manière les déclarations des avocats de la défense, le magistrat a déclaré que les accusés viennent de reconnaître qu’ils étaient les auteurs des annulations des remboursements des crédits querellés. Et dans la suite de son propos, le parquetier va s’interroger : «En quoi est-ce que le repositionnement sollicité va influencer les faits concernés par cette procédure ?» Pour lui, la défense demande au tribunal «en réalité de prendre une mesure administrative». Il va contesté à la défense la «qualité pour défendre les intérêts de l’Etat dans cette procédure». Les représentants du ministère des Finances à l’audience l’ont sans doute entendu.
Basile Atangana Kouna
En principe, avec la demande formulée par la défense, le ministère des Finances peut difficilement s’opposer au recouvrement des sommes d’argent au cœur du procès. C’est que cette administration a toujours soutenu que son premier objectif, à travers sa présence devant les juridictions, est de sauvegarder la fortune par le recouvrement des derniers publics détournés. D’ailleurs, dans l’une des procédures judiciaires qui mettent aux prises l’Etat du Cameroun à l’ancien ministre Basile Atangana Kouna, le Minfi avait décidé de se débarrasser de son avocat. Me Nchankou Nsangou avait commis le péché de plaider en défaveur d’une offre de remboursement du «corps du délit» faites par l’ancien ministre, qui sollicitait la levée des scellés sur ses avoirs en banque pour lui permettre de désintéresser l’Etat. Dans le dossier Leubou, l’argent à recouvrer se trouve au Trésor public, les bénéficiaires des détournées étant soit des fonctionnaires en activités, soit des fonctionnaires à la retraite, qui reçoivent curieusement en toute sécurité l’intégralité chaque mois de l’Etat leurs salaires ou pensions selon le cas.
Rappelons que l’affaire Leubou est née de l’annulation frauduleuse, en fin 2015 notamment, des remboursements des crédits à taux nul (avance de solde ou sur pension) octroyés à certains fonctionnaires et retraités. Ces manœuvres frauduleuses se faisaient par le moyen de la désactivation du prélèvement automatique des traites de remboursement à travers le système informatique de la solde (Sigipes). Le pot aux roses avait été découvert et dénoncé par M. Leubou Emmanuel, peu après son arrivée à la Cellule informatique de la Ddpp. L’ingénieur informaticien avait par ailleurs découvert que les fraudeurs utilisaient les codes d’accès du chef du service des oppositions de la Direction du Trésor, Mme Lefang. Suspect N°1 de la fraude de ce fait, cette inspectrice du Trésor avait été longtemps épargnée par les poursuites judiciaires, à la différence du dénonciateur, qui croupit en prison depuis.