Par Louis Nga Abena – louisngaabena@yahoo.fr
Il y a un peu plus d’un an, en juillet 2020, le Tribunal criminel spécial (TCS) créait l’événement dans les milieux judiciaires du pays, avec la publication du recueil des arrêts (décisions) rendus par la juridiction depuis son entrée en scène en 2012. Une compilation de 225 arrêts sur un total de 600 déjà rendus à l’époque, qui furent présentés dans un coffret de cinq tomes de quelques 600 pages chacun. Initiée et coordonnée par M. Emmanuel Ndjere, président du TCS à l’époque, cette œuvre littéraire avait abouti à la veille de la session du Conseil supérieur de la magistrature alors programmé pour le 6 août 2020. C’est un rendez-vous qui sonna la fin du séjour du plus écrivain des magistrats à la tête de cette juridiction et son affectation au parquet général de la Cour suprême. Sous des airs peu masqués de camouflet.
A peine 12 mois se sont écoulés depuis la prise de fonction de ce haut magistrat à la plus haute juridiction du pays. Suffisant pour que l’homme fasse encore parler sa passion pour l’édition. Comme si le chantier n’attendait que celui qui paraît imperturbable… Depuis la semaine dernière, en effet, la plus haute juridiction du pays a publié sous sa houlette les «recueils des arrêts de la section spécialisée de la Cour suprême». Les médias publics, Cameroon Tribune et Cameroon Radio Television (Crtv) en ont eu la primeur. Il s’agit d’un coffret de six tomes d’inégalable densité, qui se situe strictement dans le prolongement de l’ouvrage de l’année dernière.
Eclairer l’opinion publique
Publiée dans les éditions Raphisma, cette mine d’informations sur 2660 pages «traite d’environ 96 arrêts rendus entre 2013 et 2020» dans les affaires dites de l’Opération épervier, nom de baptême de la répression des crimes sur la fortune de l’Etat au Cameroun. Même si le Code pénal, en son article 184 alinéa 4, autorise, à la diligence du ministère public et aux frais des condamnés, la publication des décisions rendues par les juridictions compétentes, notamment la section spécialisée de la Cour suprême, c’est la première fois que le public a vraiment l’occasion de prendre connaissance des arrêts produits par l’entité chargée, depuis sa création en 2011, de l’examen des pourvois formés à la suite des arrêts ou décisions dans les procès pour détournement de biens publics.
L’ambition affirmée de cette publication est de «rendre hommage à l’administration de la justice […] Qui ne rêve pas de cette justice qui maintient la paix, l’ordre et la sécurité et son honneur quand ceux-ci sont bafoués, sert de socle à l’Etat de droit en permettant le développement des peuples contemporains et de leurs Etats ?». L’autre objectif vise à éclairer l’opinion publique, vulgariser les solutions suggérées par la haute juridiction à travers un ensemble de décisions concordantes dans le contentieux des deniers publics (jurisprudence). «Voici un aperçu édifiant de la justice de développement : la jurisprudence camerounaise de la Section spécialisée de la Cour suprême, symbole d’un droit pénal et de procédure moderne qu’il faut déjà mieux vulgariser et exporter au-delà de nos frontières», déclare M. Ndjere dans un texte qu’il a titré en guise de présentation de l’ensemble : «Hommage à la jurisprudence».
Dans le prospectus édité pour accompagner la sortie des ouvrages, l’on peut lire ceci : «L’histoire contemporaine s’écrit aussi à travers les décisions de justice. Elles présentent, au-delà du compte rendu de la criminalité économique et financière, une photographie de la société à une époque précise. Ce sont des archives que tout citoyen devrait consulter pour une information complète».
En parcourant les six volumes du recueil, les chercheurs, les étudiants, les praticiens du droit, bref le grand public a l’occasion de découvrir la position finale de la haute juridiction dans toutes les affaires de détournement des deniers publics achevées après l’entrée en scène du TCS : Elles concernent certaines figures fortes du paysage politique du pays (Edzoa Titus, Marafa Hamidou Yaya, Emmanuel Gérard Ondo Ndong, Edouard Etondè Ekotto, Alphonse Siyam Siwe, Dieudonné Ambassa Zang, etc., mais aussi de nombreux figures moins connues. Certaines des affaires ont abouti à la condamnation des mis en cause.
Créance judiciaire
Attention, même si la découverte des arrêts rendus publics peut être agréable et divertissante à la lecture, parce qu’elle donne à découvrir les raisons pour lesquelles telle décision a été prise dans tel cas et non telle autre décision, la cheville ouvrière du projet prend le soin de mettre en exergue l’utilité des recueils publiés, dans une démarche pédagogique : «Le détournement des biens publics, explique-t-il en reprenant la définition de l’article 184 du code pénal dans une note de présentation, consiste en la sortie frauduleuse du patrimoine de l’Etat (ou d’un de ses démembrements) d’un bien meuble ou immeuble appartenant, destiné ou confié à l’Etat unifié, à une coopérative, collectivité ou établissement publics ou soumis à la tutelle administrative de l’Etat ou dont l’Etat détient directement ou indirectement la majorité du capital et sin entrée ‘‘par effraction’’ dans un ou plusieurs patrimoines privés»
Il ajoute que «s’il n’y a pas de poursuites répressives engagées contre les auteurs de ces faits, ou si ces dernières n’aboutissent pas à une condamnation, ces biens sont perdus à jamais. Et l’Etat ne pourra plus accomplir ses missions d’intérêt général ou de service public au moyen de ces biens». Et il précise que le bien perdu par l’Etat ne revient pas forcément dans son patrimoine même lorsque les poursuites engagées aboutissent à une condamnation. Il faudrait donc que l’Etat, la seule victime des détournements détournement des biens publics, «se constitue partie civile et obtienne réparation du préjudice subi, sous forme de dommages-intérêts» pour que les sentences prononcées, lorsqu’elles sont devenues définitives, «créent, pour l’Etat, une créance judiciaire correspondant au préjudice souffert».
On note comme un dépit de la part du magistrat-écrivain quand on lit, dans le prospectus qui accompagne la sortie des recueils des arrêts de la section spécialisée de la Cour suprême, que les créances judiciaires découlant des sentences rendues par les juridictions répressives compétentes en matière de détournement des deniers publics s’évaluent à ce jour à une somme totale de 400 milliards de francs. Cette somme représente les dommages et intérêts, les amendes et les frais de justices (dépens) décidé au profit de l’Etat à travers les arrêts publiés. Mais on observe comme un manque d’engouement sur la question du recouvrement des fonds frauduleusement sortis des caisses de l’Etat. Jusqu’ici, le pouvoir donne l’impression de ne pas se hâter pour récupérer les fonds querellés.
Et le recouvrement alors…
Le haut magistrat s’autorise en effet quelques questions, qui montrent que le tout n’est pas de rendre les décisions de condamnation : «Le recouvrement de ces sommes a-t-il déjà été amorcé ? Qui en est chargé? Qui doit coordonner les actions y relatives ? Qui est chargé de l’évaluation de ces actions ?» L’acteur judiciaire semble dire subtilement qu’il y a encore des chantiers totalement en friche.
Les «recueils des arrêts de la section spécialisée de la Cour suprême» restent, au-delà de tout, une publication de la haute juridiction. Les pensées du premier président et du procureur général de l’institution sur la justice, publiées dans les toutes premières pages de l’ouvrage sont là pour le rappeler. Tout comme la liste de tous les anciens premiers présidents et procureurs généraux de l’institution, qui comble certaines curiosités. De toutes les façons, au-delà des acteurs judiciaires (magistrats, avocats, justiciables, etc.), qui peuvent y trouver leur compte, les enseignants et autres chercheurs ont une compilation qui pourraient nourrir de nombreuses autres réflexions utiles. Il reste à savoir désormais le coût du coffret et les lieux d’approvisionnement : des informations qui seront disponibles dans les prochains jours..