Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com
La semaine prochaine, les membres de la collectivité Mvog Mbia Tsala/Mvog Ela (de la grande famille Mvog Ada à Yaoundé) ont rendez-vous devant le juge civil avec le ministre de l’Habitat et du Développement urbain (Minhdu), le ministre des Domaines, du Cadastre et des Affaires foncières (Mindcaf), le gouverneur de la Région du Centre, le préfet du Mfoundi, le maire de la ville de Yaoundé, en compagnie du directeur général (DG) de la société Sogimcam SA, et des représentants légaux des sociétés Tandyl Development et China Road and Bridge corporation Cameroon office (Crbcc). Les cinq responsables publics cités et les responsables des trois entreprises privées font tous l’objet, depuis le 18 janvier 2021, d’une assignation pour «voie de fait administrative». Il leur est reproché leur intrusion abusive dans le site que les plaignants ont hérité de leurs parents, l’occupation forcée et la démolition de leurs biens en violation de diverses lois de la République.
Le site au centre de la querelle est le vaste espace situé à Ekoudou Est IV (Briqueterie) en face du Palais des Sports à Yaoundé, à un jet de pierre de l’endroit où se déroulent depuis un moment les travaux de construction des installations devant abriter l’hyper-marché de la marque Carrefour. Cet endroit a été par le passé à l’origine de nombreux affrontements judiciaires, en cours pour certains, entre l’Etat et les propriétaires des lieux, une déclaration d’utilité publique contestée (lire ci-contre) ayant permis la signature de baux emphytéotiques en faveur de Sogimcam SA et de Tandyl Developemnt pour des exploitations commerciales. Mais, cette fois, c’est l’ouverture d’une route longue de 400 mètres au cœur de ce vaste domaine qui pose problème.
Tantôt dénommée «Rue super marché Carrefour», tantôt présentée comme une bretelle de l’autoroute en construction Nsimalen-Yaoundé, le tronçon en question avait donné lieu, en juillet 2020, à la démolition de certaines habitations et à l’appropriation des espaces à la faveur d’un vaste déploiement des policiers et gendarmes. Certains habitants de la zone ne sont toujours pas au bout de leur peine, puisque la mairie de Yaoundé menace toujours de les déguerpir de leurs logis.
Agressions et abus répétitifs
Le jeudi, 29 juillet prochain, la collectivité Mvog Mbia Tsala/Mvog Ela, qui espère mettre fin aux abus, s’attend à ce que le juge accède d’abord aux trois préalables qu’elle a indiqués avant de revenir au fond du litige. Il s’agit pour lui, d’abord, d’ordonner «une expertise immobilière à l’effet de déterminer et d’évaluer les dommages causés par le fait des actes irréguliers» reprochés aux mis en cause et de désigner «un expert immobilier» pour réaliser les travaux attendus. Ensuite, d’accepter de procéder à une descente sur les lieux en vue de «se saisir de la matérialité et de la véracité des faits et des délits allégués». Enfin, d’ordonner «l’arrêt des travaux entrepris» sur l’espace querellé jusqu’à l’intervention du jugement définitif faisant suite à leur assignation. Les plaignants espèrent de la sorte mettre un terme définitif aux agressions et abus répétitifs qu’ils disent subir du fait de l’administration depuis 2008.
Pour saisir le juge civil afin d’obtenir réparation des torts qu’ils disent subir depuis plus d’une décennie, les ayants-droit de la collectivité se prévalent, sans la moindre contestation possible, de deux titres-fonciers (N°253 et N°254) obtenus depuis 1954 sur le site à problèmes, qui est donc constitué de deux «immeubles indivis», c’est-à-dire appartenant de façon collégiale à tous les ayants-droit. Pourtant le 10 juillet 2020, ils étaient assiégés par des policiers et gendarmes. Ces hommes en tenue avaient la mission d’empêcher le soulèvement des populations pour assurer le terrassement de la rue déjà évoquée. En fait, sans aucune annonce ni autre formalité préalable (comme une déclaration d’utilité publique -lire encadré), les propriétaires de l’espace allaient vivre, tenus en respect par les forces de l’ordre, le terrassement par un gros engin d’un tracé apparemment improvisé.
Même le Commissaire central N°1 de la ville de Yaoundé, le commissaire divisionnaire Medou Thierry, coordonnateur des opérations dites de maintien de l’ordre à cette occasion, va reconnaître la faute de l’administration, qui n’a pas indemnisé préalablement les victimes du passage de la route. Les familles touchées par les travaux réalisés le 10 et le 17 juillet 2020 déplorent de nombreuses casses sur leurs biens. Divers constats d’huissier de justice établis sur requête de leur porte-parole, M. Atangana Ignace, font état de la destruction de certaines constructions.
Certaines personnes, notamment quelques jeunes, auraient été molestées pour avoir bravé la peur et tenté de s’opposer au passage des engins de la société China Road and Bridge Corporation Cameroon Office, bénéficiaire d’un marché public estimé à 1,8 milliard de francs pour la construction de la route. Un marché ayant pour maître d’ouvrage le Minhdu. Sans doute la raison pour laquelle le chef de ce département ministériel fait partie des cibles du procès en cours. Le problème ici réside dans l’option prise par l’Etat de faire ériger une route sur un tracé qui passe par des propriétés privées sans prendre la précaution d’indemniser préalablement les personnes évincées. Le juge civil dira s’il s’agit d’une voie de fait administrative.
Gilbert Tsimi Evouna
Curieusement, douze mois après les casses pour la rue, la situation n’a pas changé sur le terrain. Au Minhdu, certaines sources affirment sous anonymat que le tracé de la route a régulièrement fait l’objet d’une procédure d’indemnisation. Mais la mairie de Yaoundé menace toujours de déguerpir les bâtisses qui avaient échappées à la casse en 2000. En témoignent l’apposition des croix saint André récemment, le 22 juin 2021, avec la mention «AD», initiales de l’expression «A démolir»…
Ce n’est pas la première fois que les propriétaires de ce vaste domaine subissent ainsi les abus de l’Etat ou de certaines de ses composantes telles la Mairie de la ville de Yaoundé ou sa devancière, la Communauté urbaine de Yaoundé (CUY), notamment à l’époque du célèbre M. Gilbert Tsimi Evouna. Dans l’assignation montée par Maître Joseph Antoine Onambele pour le compte de la collectivité Mvog Mbia Tsala/Mvog Ela, il est rappelé que le 8 juillet 2008, déjà, le Délégué du gouvernement auprès de la Communauté urbaine de Yaoundé avait entrepris, «sans aucun fondement légal ou réglementaire, les casses sauvages sur les parties du site couvertes par les titres fonciers» déjà évoqués. Des immeubles, des arbres, des maisons et autres implantations avaient été détruits suite à un coup de tête de M. Tsimi Evouna.
Si l’ancien Délégué du gouvernement a toujours soutenu avoir engagé, en 2008, une opération dite «de rénovation urbaine» dans la zone de la Briqueterie, donc sur un espace englobant d’autres terres des Mvog Mbia Tsala & Mvog Ela (mais aussi d’autres communautés riveraines), opération à l’origine des casses contestées, les plaignants reconnaissent qu’il avait fini par renoncer à son projet, en janvier 2015, devant leurs récriminations. Cette évolution allait donc ouvrir la possibilité aux familles concernées d’entrer en contact avec le groupe Cfao/Retail/Sogimcam et d’engager les négociations pour nouer un partenariat dans l’optique de la construction d’un centre commercial sur le site objet d’un autre titre foncier (N°748/NS).
Au regard de l’ampleur du projet, la collectivité commettra l’erreur de solliciter l’implication du gouvernement dans la négociation «comme partenaire facilitateur» de son exécution. Les Mvog Mbia Tsala & Mvog Ela (et certaines autres familles voisines) seront alors surpris de constater que le gouvernement, qu’ils ont appelé à la rescousse, engage dès le 13 octobre 2016 une procédure pour les exproprier. Il s’agit d’une mise à l’écart inattendue et abusive de la communauté de son projet. Après un arrêté de déclaration d’utilité publique signé par le ministre des Domaines, un décret primo-ministériel suivra exactement un mois après, le 14 novembre 2016.
En dépit des contestations des propriétaires des terres, dont les porte-paroles se font régulièrement molestés ou interpellés dans le cadre des procédures judiciaires d’intimidation, le feuilleton aboutira rapidement à la signature des deux baux emphytéotiques (à longue durée) en faveur de Tandyl Development, mais aussi de Sogimcam qui était déjà en négociation avec la collectivité. Aucun des ces baux n’a fait l’objet d’enregistrement jusqu’ici.
Entourage du président…
De même, l’aval préalable du chef de l’Etat pour les opérations similaires reste introuvable. Il ne fait pas de doute, pour certains membres des collectivités concernées, que certains acteurs publics du dossier, dans le plus proche entourage du président de la République, ont profité de leurs positions administratives pour contrôler l’affaire à leur seul profit. Les batailles judiciaires qui s’en sont suivies devant le juge administratif (voir aussi) en témoignent de façon claire.
Les Mvog Mbia Tsala & Mvog Ela, qui n’ont d’autre village et d’autres réserves foncières que le site qui leur est envié par de nombreuses administrations et des entreprises privées, ont multiplié des démarches pour préserver leurs terres conservées jusqu’ici malgré une immatriculation qui remonte à plus de 65 ans aujourd’hui. La présidence de la République, les services du Premier ministre, la Commission nationale anti-corruption, notamment, ont déjà été mis à contribution, souvent à plusieurs reprises, pour préserver au mieux les intérêts des propriétaires des terres convoitées. En vain pour le moment…
Reste maintenant la voie judiciaire. A travers Maître Onambele, leur avocat, les Mvog Mbia Tsala & Mvog Ela ont désormais à cœur de faire condamner le Mindcaf, le Minhdu, le Gouverneur de la Région du Centre et le préfet du Mfoundi et la Mairie de la ville de Yaoundé pour toutes les voies de fait que cette collectivité aurait subi ces dernières années. Ils espèrent aussi que les sociétés Tandyl Development, Sogimcam SA et Crbcc seront aussi reconnues coupable pour collusion avec les administrations citées. Pour l’heure, le niveau de l’indemnisation souhaitée n’est pas encore connu. Il devra découler de l’expertise immobilière sollicitée. C’est un objectif dont l’atteinte dépend grandement de ce que le juge civil décidera lors de son audience programmée la semaine prochaine.
A propos de l’expropriation pour cause d’utilité publique
L’ordonnance N° 74-3 du 6 juillet 1974 relative à la procédure d’expropriation pour cause d’utilité publique et aux modalités d’indemnisation dispose en son article 3 que «tout département ministériel désireux d’entreprendre une opération d’utilité publique doit saisir le ministre des Domaines […]». Et, selon l’article 4, «le ministre chargé des Domaines prend un arrêté déclarant d’utilité publique les travaux projetés et prescrit une enquête préalable qui est conduite par le préfet du département où est situé l’immeuble à exproprier. Cette enquête est menée par une commission d’évaluation [dont la composition est indiquée]».
L’article 5 affirme que «les populations concernées, préalablement informées par le préfet de l’objet de l’expropriation, au moins quinze jours à l’avance, doivent être invitées à participer à toutes les phases de l’enquête».
D’après l’article 7, «l’expropriation ouvre droit à l’indemnisation pécuniaire selon les conditions définies par l’article 9. Toutefois, l’autorité bénéficiaire de l’expropriation peut substituer à l’indemnisation pécuniaire des terrains, une compensation en nature de même valeur». Et l’article 8 précise que «l’indemnité d’expropriation porte sur le dommage matériel direct, immédiat et certain causé par l’éviction».
Le chapitre IV de cette ordonnance qui traite du contentieux dispose en son article 11 «[qu’en] cas de contestation sur le montant fixé par le décret d’indemnisation, l’exproprié adresse une réclamation qui en saisit la commission prévue à l’article 4». «Le président de la commission, souligne l’article 12, notifie aux parties intéressées le jour, l’heure et le lieu de la réunion. Les parties sont entendues par la commission. […] Un procès-verbal est établi et adressé au ministre chargé des Domaines, qui, en cas de rejet de la contestation, notifie aussitôt sa décision au requérant».
Et l’article 13 stipule que «s’il n’est pas satisfait de la décision du ministre, il saisit dans le mois de la notification le tribunal de première instance du lieu de situation de l’immeuble. Conformément à la procédure et sous réserve des voies de recours de droit commun, le tribunal confirme, réduit ou augmente le montant de l’indemnité suivant les règles d’évaluation fixées par la présente ordonnance».