Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com
Le promoteur de Santa Lucia entretient-il volontairement des rapines dans ses propres entreprises en choisissant à sa guise certains de ses employés pour en porter le chapeau devant la justice ? C’est ce qu’a clairement laissé entendre M. Emmanuel Etou’ou, l’un de ses anciens agents, qui est poursuivi devant le Tribunal de grande instance (TGI) du Mfoundi pour abus de confiance aggravé. Contrôleur et chef de sécurité de la société Choco Joy du même groupe que Santa Lucia à l’époque des faits, ce jeune homme s’était rendu coupable avec certains collègues de la distraction de certaines matières premières stockées dans le magasin de l’usine l’année dernière. C’est la raison de son passage devant le juge. Le problème, c’est qu’il reconnait sa faute, mais refuse que son employeur grossisse au-delà du raisonnable les faits qui sont mis à sa charge, alors qu’il a curieusement épargné de poursuite certains acteurs du vol.
A l’entame de son jugement, M. Etou’ou avait décidé de plaider coupable, mais il s’était révolté devant le juge, il y a un mois, après avoir écouté la narration des faits mis à sa charge par le procureur de la République, à savoir la soustraction de plus de 750 sacs de sucre et de 160 bidons d’huile raffinée du magasin de Choco Joy. Des chiffres qui sont pour lui totalement invraisemblables. «Je reconnais une partie des faits, mais pas tout ce que j’entends. 750 sacs de sucre représentent plus que le chargement d’une semi-remorque. Ce n’est pas possible de les sortir seul du magasin en quatre jours sans que personne ne s’en rende compte», avait-il dit au juge lors de l’audience de mars 2022. Le tribunal avait alors décidé de renoncer au «plaider-coupable» de ce justiciable. L’examen approfondi de l’affaire avait alors été renvoyé au 19 avril 2022.
Lors de ce rendez-vous, M. Etou’ou est allé plus loin dans ses explications après avoir écouté la version des faits de son employeur par la voix de M. Ngnitzeko Eric William, responsable juridique du groupe Santa Lucia et unique témoin de l’accusation, qui fait office de plaignant dans la procédure. Ce dernier a révélé qu’en juin 2021, une dame était venu révéler à l’entreprise que son mari, un taximan, ramenait régulièrement chez elle des sacs de sucre et des bidons d’huile de provenance douteuse. Ces produits étaient stockés chez la dame, d’après le témoignage de M. Ngnitzeko, avant d’être écoulés dans certains marchés des environs de la ville de Yaoundé tels Mbalmayo et Mfou. La consultation minutieuse des vidéos de surveillance de l’usine avait permis de constater que les employés mis en cause, dont M. Wewe Kakreo, le vigile de nuit, étaient impliqués dans la sortie des marchandises à bord du taxi. C’est alors qu’une procédure judiciaire avait été engagée.
Trafic frauduleux
En prenant la parole, M. Etou’ou a réitéré qu’il reconnait avoir participé au vol décrié, mais dans des sans commune mesure avec le préjudice allégué par son employeur. Il précise avoir fait sortir des marchandises du magasin dont il ne détenait pas les clés à quatre reprises seulement, entre le 5 mai et le 19 juin 2021, en citant comme preuves les images de la vidéo-surveillance. Il affirme avoir soustrait en tout 63 sacs de sucre et 61 bidons d’huile. Il déclare avoir usé de son influence en tant que chef de la sécurité pour obtenir la première fois que son collaborateur, Wewe Kakreo, laisse passer sans fouiller à la guerite le véhicule qu’il avait pourtant stoppé. Il précise qu’il a décidé volontairement d’assumer ses actes alors qu’il savait 48 heures avant son interpellation que le pot aux roses était découvert. C’est pourquoi, dit-il, il trouve normal d’être sanctionné uniquement pour les faits qu’il a commis, déclarant au passage que le vigile de nuit n’y était pour rien. «Il ne savait pas ce qui se trouvait dans le véhicule», dit-il.
L’accusé a pris le soin de démonter la version des faits de l’accusation, en donnant des détails troublants. Il révèle alors avoir été recruté comme vigile à Santa Lucia, avant d’être affecté quelques mois plus tard, le 14 novembre 2020, à l’usine Choco Joy. «Je suis le premier à faire le constat le 28 décembre 2020 qu’un important trafic frauduleux de matières premières (sucre et huile) et de produits finis (chocolat) avait cours à l’usine au vu et au su de plusieurs responsables. J’ai adressé un rapport à la directrice d’exploitation, au coordonnateur de la sécurité, au PDG et à l’inspecteur chargé de la sécurité. En janvier 2021, suite à mon rapport, un réseau de six personnes a été chassé de l’entreprise, sans les responsables impliqués». La dénonciation vaudra à M. Etou’ou une promotion comme chef de poste à la sécurité, puis une autre, le 3 mars 2021, comme contrôleur, explique-t-il.
Comme contrôleur, M. Etou’ou explique qu’il aura une plus grande vue encore sur les trafics en cours. Il révèle par exemple avoir observé un jour que le gestionnaire des stocks avait sorti de l’usine 100 sceaux de chocolat en surplus dans la commande d’un grossiste, lorsque la présidente du tribunal le coupe en l’invitant à revenir aux faits précis de la procédure. Il révèle alors que le gestionnaire des stocks de l’usine Choco Joy, M. Ngomsu Pérez, l’avait approché pour lui demander de l’aider à sortir 20 bidons d’huile, qu’il entendait faire écouler à l’extérieur. Ce dernier lui aurait alors donné la clé de son magasin pour que l’opération se déroule dans la nuit. Le 5 mai 2021 à 22h, il a réussi à faire sortir pour la première fois les produits du magasin. Une fois l’opération faite et les produits vendus, il dit avoir offert d’initiative 15 mille francs au vigile de nuit, M. Wewe Kakreo. «Il s’est donc installé dès ce temps une bonne complicité entre Ngomsu et moi», dit-il. Complicité à l’origine de nouveaux coups de vol.
M. Etou’ou ajoute avoir renouvelé la rapine à trois reprises : le 15 mai, puis les 6 et 19 juin 2021, en programmant les opérations pour qu’elles coïncident avec les jours de travail de Wewe Kakreo, l’un des six vigiles de son équipe. Il déclare que tous ces faits ont été portés à la connaissance des responsables de l’entreprise par ses soins après la dénonciation faite par l’épouse du taximan, qui venait se venger contre son mari, coupable de l’avoir quittée. M. Etou’ou explique que c’est sur la base des faits par lui rappelés et vérifiés à l’usine que l’affaire avait été portée à la connaissance de la gendarmerie. Une enquête avait été ouverte à la suite de laquelle il fut interpellé avec ses complices, y compris les commerçants (les receleurs) auprès desquels étaient écoulés les produits volés. C’est au moment de leur séjour au Secrétariat d’Etat à la Défense (SED) chargé de la gendarmerie, dit-il, qu’une autre version des faits a été montée pour élargir certains mis en cause et surévaluer le préjudice subi par son employeur.
Quid des inventaires ?
A la gendarmerie, explique l’accusé, l’enquêteur a voulu comprendre comment se déroulait les choses et on lui a tout expliqué. C’est là-bas que l’inventaire a été signé, dans lequel apparaissent les quantités de produits contestées. «J’ai voulu m’exprimer, mais Pérez Ngomsu (le gestionnaire des stocks) m’a demandé de rester tranquille, sa tante étant l’une des épouses du PDG. Au SED, le plaignant (M. Ngnitzeko Eric William) est devenu l’avocat de Ngomsu. Il lui a demandé de changer de version. Or, ce que les recéleurs ont reconnu dans leurs déclarations corrobore la sortie des 63 sacs de sucre et 61 bidons d’huile. Ces marchandises ont été récupérées chez les recéleurs et remises dans le magasin. 750 sacs de sucre sortis, c’est impossible». M. Etou’ou déclare qu’on veut lui faire porter le chapeau parce qu’il n’a pas les moyens de s’offrir un avocat.
Le juge a demandé à l’accusé où se trouvait Ngomsu ? Il a répondu que le concerné avait été remis en liberté et a repris son travail dans l’usine. Lorsqu’il prend la parole pour contre-interroger l’accusé, le ministère public va mettre en doute sa version des faits. Sur la base du témoignage de la dame qui avait dénoncé les rapines, le parquet estime que les montants donnés par l’entreprise sont exacts, d’autant que M. Etou’ou avait sous sa responsabilité la gestion des caméras de surveillance et qu’il pouvait de ce fait effacer les images.
«C’était impossible», réagit l’accusé, qui explique que les caméras pointées sur la guérite étaient plutôt sous le contrôle de la directrice d’exploitation de l’usine. «Si on sortait les produits tous les jours sur trois mois, comme vous le dites, pourquoi les autres agents de sécurité ne sont pas ici puisque chacun avait son tour de travail la nuit ?» M. Etou’ou va ajouter aussi que les sacs de sucre et les bidons d’huile qu’il avait sortis étaient insignifiants. Dans le cas contraire, les inventaires de mars, avril et mai l’auraient signalé. Le vigile Wewe Kakreo va corroborer le propos de son coaccusé pour ce qui le concerne, lorsqu’il viendra témoigner. Le juge a décidé de renvoyer au 17 mai 2022, les réquisitions du ministère public et les plaidoiries des accusés, bien qu’ils ne soient assistés par aucun avocat.
Précisons que M. Etou’ou et M. Wewe Kakreo, qui sont détenus à la prison centrale de Kondengui, ne sont pas les seuls accusés de ce procès. Selon le rôle de l’audience du 19 avril dernier, hormis M. Ngomsu Tigoum Pérez, qui a regagné son emploi, cinq autres personnes figurent parmi les mis en cause. Il s’agit notamment de Jean Abali, Viche Wardai, Tarcisse Munyampundu, Narcisse Rukara et Edith Ayinkamiye, qui sont en principe tous poursuivis libres. Mais ces derniers n’ont pas été évoqués lors des débats. Ce qui est sûr, c’est que certains d’entre eux sont des commerçants, puisque les infractions retenues contre les mis en cause sont l’abus de confiance aggravé et le recel aggravé.
De l’abus de confiance et recel aggravés
L’article 318 du Code pénal prévoit un emprisonnement de trois à cinq mois et d’une amande de 5000 à 500000 francs ou de l’une de ces deux peines seulement, celui qui porte atteinte à la fortune par abus de confiance, c’est-à-dire en détournant ou détruisant ou dissipant tout bien susceptible d’être soustrait ou qu’il a reçu à charge de le conserver ou de le vendre, de le représenter ou d’en faire un usage déterminé. Ces peines sont doublées lorsque l’abus de confiance est aggravé. Il est aggravé quand il est commis par un avocat, notaire, commissaire-priseur, agent d’exécution ou par un agent d’affaires; par un employé au préjudice de son employeur ou réciproquement; par une personne faisant ou ayant fait appel au public.
Le recel quant à lui, est puni, (l’article 324 du Code pénal), des mêmes peines que l’abus de confiance, celui qui détient ou dispose obtenues à l’aide d’un délit ou crime soit en connaissance de cause, soit ayant des raisons d’en soupçonner l’origine.