Cela fait neuf ans qu’il attend d’être jugé par la Cour suprême du Cameroun. Condamné le 20 juillet 2012 par le Tribunal de grande instance (TGI) du Wouri à la prison perpétuelle pour détournement des deniers publics, il avait aussitôt fait pourvoi (engagé un recours) contre cette décision. Alors que la loi portant création d’un Tribunal criminel spécial (TCS) impartit à la haute juridiction un délai maximum de 9 mois pour examiner les recours en matière d’atteinte à la fortune de l’Etat, lui attend toujours que son dossier soit utilement appelé. En dépit des démarches menées successivement auprès du procureur général près la Cour suprême (3 septembre 2015), du ministre de la Justice (22 mars 2016) et du président de la République (3 avril 2017) pour obtenir de se faire juger, son dossier reste coincé jusqu’à ce jour pour des raisons qui échappent à la raison.
Jean Simon Ngwang Bayihe, puisqu’il s’agit de lui, avait été condamné à la prison à vie en compagnie de Zacchaeus Mungwe Forjindam, ancien DG du Chantier naval et industriel du Cameroun (Cnic) pour un prétendu détournement de 206 millions de francs. Vu les circonstances de son procès, la sévérité de la sanction prononcée contre lui (condamnation maximale malgré un casier judiciaire vierge), puis du refus de la Cour suprême à connaître de son cas, il n’est pas loin d’estimer qu’il est simplement victime d’un complot. Dans une correspondance adressée au chef de l’Etat le 3 avril 2017, dont Kalara a pris connaissance, il disait son dépit devant le jugement du TGI du Wouri : «Ce jugement n’a rien à voir avec les faits ; il a ignoré les mensonges de l’accusation reconnus à l’audience par le tribunal. Il procède du règlement de compte et du désir de nuire. Le DG lui-même (Forjindam), du haut de son grade, n’est que victime collatérale de cette nuisance dirigée contre ma personne.» Difficile de ne pas le croire au vu de son histoire.
Privé de liberté depuis le 1er juin 2009, M. Jean Simon Ngwang Bayihe occupait la fonction de directeur financier et comptable du Chantier naval et industriel du Cameroun (Cnic), entreprise publique florissante à l’époque, lorsque ses ennuis judiciaires commencent. Un peu plus d’un an plus tôt, le 5 mai 2008, M. Zacchaeus Mungwe Forjindam, premier dirigeant et artisan de la croissance fulgurante du Cnic, avait été cueilli dans la cour de l’entreprise et jeté en prison avec certains de ses anciens collaborateurs. C’était à la suite d’un audit initié par la Société nationale des Hydrocarbures (SNH), actionnaire majoritaire du Chantier naval, dont le rapport de 700 pages avait relevé de présumées indélicatesses dans la gestion financière de l’entreprise. Epargné par la bourrasque de mai 2008 et resté en poste, M. Ngwang devenait immédiatement la bête à abattre pour le DG par intérim, M. Antoine Bikoro Alo’o.
Motion de soutien
Directeur financier de la SNH auparavant, M. Bikoro Alo’o avait intégré le Cnic comme directeur général adjoint, quelques mois avant la chute de M. Forjindam, qu’il avait manifestement pour mission de déstabiliser. Devenu directeur général par intérim après l’embastillement de ce dernier, il va rapidement multiplier les tentatives pour obtenir le départ du directeur financier trouvé en poste. Il est à peine aux commandes de l’entreprise qu’il recrute un de ses frères, M. Moneze Parfait Emmanuel, avec l’intention d’en faire le successeur de M. Ngwang Bayihe. Ce projet est dévoilé à travers une motion de soutien adressée au chef de l’Etat par des ressortissants de l’arrondissement de Bengbis résidants à Yaoundé. Publiée dans Cameroon Tribune du 31 mai 2018, le document remercie le chef de l’Etat d’avoir porté M. Moneze (président de la section du Rdpc du Dja et Lobo IV) au poste de directeur financier du Cnic pourtant encore occupé par M. Ngwang Bayihe…
Pour des raisons liées, semble-t-il, aux pratiques de gestion peu orthodoxes du nouveau venu, M. Moneze, le projet va capoter. Sans désarmer pour autant, le DG par intérim décide dès septembre 2008 de s’appuyer sur le cabinet d’expertise-comptable Bekolo & Partners pour recruter notamment un directeur financier. Cette mission n’aboutira malheureusement pas pour M. Bikoro Alo’o. Après ce second échec, le DG envisage la suppression du poste de directeur financier dans l’organigramme de l’entreprise. Désaveu du conseil d’administration du Chantier naval qui se tient le 2 avril 2009 : l’instance décide plutôt d’accroître les pouvoirs de M. Ngwang, qui devient directeur financier et comptable à cette l’occasion…
Sont-ce les difficultés rencontrées par le DG par intérim pour se débarrasser de son collaborateur qui le poussent à recourir à la justice pour atteindre son objectif ? C’est probable. En tout cas, dès le 3 novembre 2008, c’est-à-dire à peine six mois après la prise de contrôle de l’entreprise, il dépose une nouvelle plainte contre l’ancien DG en indexant de façon explicite M. Ngwang Bayihe Jean-Simon et M. Njande Antoine, ancien directeur financier en fuite. Cette plainte dénonce de prétendues malversations financières sur douze (12) chèques tous datés du premier trimestre de 2003, d’un montant total d’un peu plus de 206 millions de francs. Signés du DG, l’ordonnateur des dépenses, sept de ces chèques d’une valeur globale de 127 millions de francs sont cosignés par M. Ngwang Bayihe, à l’époque chef du département administratif et financier, et les autres par M. Njande Antoine. Le motif de la plainte est que lesdits chèques constituent des paiements destinés à des fournisseurs fictifs et ne reposent sur aucune pièce justificative.
La descente de la police au Chantier naval lors de l’enquête judiciaire ne permet pas de trouver les pièces justificatives des paiements querellés aux archives. Mais l’enquêteur apprendra de la bouche de l’adjoint au chef comptable, trouvé sur place, que son chef hiérarchique direct était en possession des documents recherchés à l’époque des paiements. C’est sur cette base que la comptabilité de l’entreprise a été faite, comme c’est de règle, après les paiements. Comment les 12 chèques en cause ont-ils été identifiés ? Dans la plainte, il est mentionné que c’est un «contrôle de routine» qui a mis en exergue des malversations financières. Sauf qu’il est difficile de soutenir qu’un contrôle de routine effectué en 2008 puisse se faire sur une gestion vieille de 5 ans…
Chasse à l’homme
Devant la police judiciaire, M. Bikoro Alo’o, le DG par intérim et auteur de la plainte, va plutôt déclarer que c’est en réponse à une demande du juge d’instruction chargé de la première affaire Forjindam que des vérifications ont été faites. Bien qu’aucune trace d’une telle correspondance n’ait jamais été trouvée, le DGi va renouveler cette réponse lors de l’instruction et devant l’instance de jugement. Il est appuyé par le chef de la section trésorerie et recouvrement du Cnic, témoin de l’entreprise, qui fera cependant l’aveu d’avoir reçu instruction de M. Bikoro Alo’o de mener des «investigations confidentielles» sur une base jamais révélée.
A noter que les premiers ennuis judiciaires de M. Forjindam avaient pour point de départ un audit controversé sur la gestion du Cnic de 2003 à 2005 (lire encadré) commandé par la Société nationale des Hydrocarbures (SNH), actionnaire majoritaire du Chantier naval, dans une espèce de chasse à l’homme. M. Bikoro Alo’o, ancien directeur financier de la SNH, avait été nommé comme directeur général adjoint du Cnic, dans la même mouvance, quelques mois avant la chute de M. Forjindam. En fait, le rapport de l’audit déclenché par la SNH avait identifié de prétendus paiements jugés fictifs pour 848 millions de francs. Le transfuge de la SNH va donc s’étonner «que M. Ngwang Bayihe Jean-Simon, qui a pourtant occupé les fonctions de chef de département comptable et financier jusqu’à la création de la direction financière en mars 2003, et qui en cette qualité cosignait avec M. Zacchaeus Mungwe Forjindam, ci-devant directeur général, n’a pas du tout été inquiété par l’enquête initialement ouverte».
De toutes les façons, lorsque le Tribunal de grande instance (TGI) du Wouri rend son verdict dans cette deuxième affaire du Chantier naval, le vendredi 20 juillet 2012, il reconnait tous les trois accusés coupables du détournement de la somme de 206 millions de francs, en jugeant que les 12 chèques en cause ont servi de «paiements à des fournisseurs fictifs». Il leur inflige la condamnation à la prison à vie, c’est-à-dire le maximum de la peine prévue par le code pénal en matière de détournement des deniers publics.
Deux ans plus tôt, en octobre 2010, en rendant son verdict dans le premier volet des affaires Forjindam toujours pour des «paiements à des fournisseurs fictifs» d’une valeur de 848 millions de francs, le même tribunal avait été plus clément avec les mis en cause : l’ancien DG avait été condamné à 12 ans de prison, après avoir été admis avec ses coaccusés au bénéfice des circonstances atténuantes en leur qualité de «délinquants primaires». Bien que déclarés en fuite, les coaccusés de M. Zacchaeus Mungwe Forjindam avait écopé de 13 et 15 ans de prison respectivement.
Absence du rapporteur ?
Qu’est-ce qui explique l’extrême sévérité de la deuxième décision du TGI du Wouri dans l’affaire du Chantier naval ? Nul ne le sait. Ce qui va se passer, en revanche, c’est que Emmanuel Kenmoe, le président du collège des juges qui connaît de cette affaire, va se retirer de tous les autres procès de détournement de fonds publics encore pendants dont l’examen lui est confié. A ce moment, il est aussi le chef de file des juges dans l’affaire opposant la Communauté urbaine de Douala (CUD) à M. Etondè Ekotto et autres et dans l’affaire opposant la Scdp à Jean-Baptiste Nguini Effa et autres. Ces affaires connaîtront leur issue sans la présence du magistrat Kenmoe, qui aurait décidé, selon certains observateurs, de manifester sa mauvaise conscience suite aux pressions subies avant le verdict concernant M. Zacchaeus Mungwe Forjindam et M. Ngwang Bayihe…
Il n’empêche : les deux condamnés vont décider de faire pourvoi de la décision qui les condamne si durement. L’instruction de l’affaire à la Cour Suprême s’effectue d’octobre 2012 à février 2013. Le dossier est appelé pour la première fois à l’audience de la haute juridiction le 9 juillet 2013 en même temps que la première affaire qui concerne l’ancien DG du Cnic. Ce jour-là aussi, d’anciens dirigeants du Port autonome de Douala ont aussi rendez-vous avec la section spécialisée de la Cour suprême. L’examen de ces trois dossiers sera renvoyé à une date ultérieure, aucune disposition n’ayant été prise pour que les condamnés, qui sont tous placés en détention à la prison centrale de Douala assistent à l’audience à Yaoundé.
L’affaire concernant M. Ngwang Bayihe ne sera plus rappelée que cinq ans plus tard, le 16 octobre 2018. Pire que pour l’audience du 9 juillet 2013, les mis en cause ne reçoivent ni convocation, ni ordre d’extraction de la prison de New-Bell. L’audience se tient curieusement en leur absence. La décision de la Cour dans cette circonstance se passe de commentaires : les juges présents à l’audience constate «l’absence du rapporteur» et ordonne un «réexamen du rapport». L’examen du dossier est une nouvelle fois ajournée à une prochaine audience. Cette dernière ne s’est jamais tenue jusqu’à ce jour…
Entre-temps, pourtant, le premier dossier concernant M. Zacchaeus Mungwe Forjindam a connu une issue devant la même Cour suprême. Le verdict de la Cour d’appel du Littoral qui avait condamné l’ancien DG à 15 ans de prison après une condamnation initiale de 12 ans de réclusion par le TGI du Wouri a été cassée. Le 1er novembre 2016, la Cour suprême a revu la peine de l’ancien DG, la ramenant à 10 ans de prison qui est épuisée depuis le 7 mai 2018… Toutes les autres affaires de détournement de fonds publics tranchées devant les juridictions de Douala ont connu un verdict à la Cour suprême, bien qu’elles soient plus lourdes et concernent chacune un plus grand nombre d’accusés. Interpellé depuis le 1er juin 2009 et placé en détention depuis lors, M. Ngwang Bayihe n’a jamais connu le simple plaisir de comparaître devant la Cour suprême.
Démarches gratuites
En fait, après la première audience de la haute juridiction au cours de laquelle son affaire avait été appelée, en 2013, un vaste mouvement de la magistrature a balayé M. Alexis Dipanda Mouelle et Rissouck A Moulong, qui étaient devenus incontrôlables par le pouvoir exécutif après 25 ans comme premier président et procureur général de la haute juridiction. Ces derniers ont été remplacés par de hauts magistrats qui étaient encore en service à Douala à l’époque où déclencha la seconde affaire Forjindam. Le premier président de la section spécialisée de la Cour suprême, bien que toujours en service à la Cour suprême, a été déchargé des affaires de l’opération dite épervier. Les nouveaux patrons de la haute juridiction ont-ils décidé de prolonger, à Yaoundé, une mission qu’ils pourraient avoir démarrée à Douala ? Rien ne permet de l’affirmer.
Toujours est-il que toutes les démarches menées depuis par M. Ngwang Bayihe et son coaccusé sont demeurées vaines, alors que sont désastreuses les conséquences du départ de M. Forjindam de la direction générale du Chantier naval et de la chasse menée contre ses anciens collaborateurs. L’entreprise a perdu l’essentiel de ses clients et de ses employés qui ne sont plus qu’une poignée aujourd’hui alors que les effectifs du personnel culminaient à 3 mille salariés en 2008. Le 14 avril 2021, d’anciens employés du Cnic ont encore manifesté devant les Services du Premier ministre à Yaoundé pour le paiement de leurs droits, rendant de plus en plus lointaine l’époque où leur entreprise présentait les meilleures perspectives de croissance du secteur public. La SNH et M. Bikoro Alo’o, venus en sauveurs d’une entreprise plus que florissante, son inaudibles depuis.
Saisi le 3 septembre 2015 devant le silence surprenant de la Cour suprême, le procureur général près la Cour suprême n’a jamais pu inverser les choses. La réaction du ministre de la Justice et celle du président de la République, sollicité également par écrits respectivement le 24 mars 2016 et le 3 avril 2017, restent attendues. Devant la situation, l’ancien directeur financier du Chantier naval a introduit une requête le 31 janvier 2018 auprès du Groupe de travail sur la Détention arbitraire du Haut-Commissariat aux Droits de l’Homme de l’ONU. Face au silence de l’Etat du Cameroun, appelé à réagir devant la situation de son citoyen, le Groupe de Travail a acté sa détention arbitraire et indiqué des mesures à prendre, dont la libération immédiate de M. Ngwang Bayihe. Le Cameroun reste toujours sourd à cette décision. Que faut-il encore pour que les deux anciens dirigeants du Cnic soient simplement jugés par la Cour suprême de leur pays ?
Contre-pied du Consupe et de la Chambre des comptes…
Ce sont deux audits financiers privés commandés l’un par la SNH, actionnaire majoritaire du Chantier naval et industriel du Cameroun (Cnic), et l’autre par M. Antoine Bikoro Alo’o, ancien directeur financier nommé Directeur général adjoint de l’entreprise publique, qui ont été à la base des deux procès intentés à M. Zacchaeus Mungwe Forjindam et certains de ses collaborateurs à la fin des années 2000. Dans les deux cas, ces audits concluaient que le gestionnaire de la société s’était rendu coupable de sorties financières importantes pour honorer des marchés fictifs. Le premier audit porte sur la période allant de 2003 à 2006 alors que le second audit ne concerne que des paiements effectués au premier trimestre 2003.
Il se trouve que commis pour réaliser une mission de vérification au Cnic peu avant le premier audit, le Contrôle supérieur de l’Etat avait invalidé la thèse des marchés fictifs. Les inspecteurs d’Etat commis à cette investigation avaient d’ailleurs témoignés dans ce sens lors du procès à Douala. La Chambre des comptes de la Cour suprême, qui a justement jugé des comptes du Cnic sur la période 2003 à 2006 a emboité le pas au Consupe. Les juges des comptes n’ont jamais pu identifier ce que la SNH et son chargé de mission avaient considéré comme des marchés fictifs. En tout cas, la Chambre des comptes n’a jamais mis en exergue dans ses différents rapports des paiements aux fournisseurs sans les pièces justificatives.