Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com
Le ministre des Finances (Minfi) trouve «inopportune en l’état» la demande formulée par les avocats de certains accusés de l’affaire dite Leubou pour que l’Etat engage le recouvrement des 5,5 milliards de francs qui font l’objet d’un procès pour détournement des deniers publics devant le Tribunal criminel spécial (TCS). Le 28 août 2021, Maître Atangana Ayissi, l’un des trois avocats du Minfi, est venu communiquer au trio des juges chargés de l’affaire la position de son client. Si l’avocat a estimé que la demande de ses contradicteurs dans cette procédure judiciaire «a le mérite de reconnaître à la fois la fraude [des annulations de solde et sur pension à l’origine du procès] et le préjudice de la partie civile», il a dit s’en remettre finalement à la «sagesse du tribunal» pour que ce dernier tranche. Et le tribunal a rapidement annoncé qu’il joignait la demande des avocats des accusés au fond du litige, pour ne pas être embarrassé d’avantage.
En effet, une semaine plus tôt, le 21 août 2021, les avocats de deux des quatre accusés de cette affaire avaient souhaité que le tribunal ordonne le recouvrement des 5,5 milliards de francs au centre du procès, les bénéficiaires directs des sommes en question étant connus et nullement inquiétés par la justice. Fonctionnaires en activités pour les uns et retraités pour les autres, ces bénéficiaires connus à travers des listings disponibles avaient reçu respectivement des avances de solde, pour les premiers, et les avances sur pension, pour les seconds. C’est le non-remboursement de ces avances qui crée un préjudice à l’Etat. Or ce dernier continue à rémunérer les concernés à la fin de chaque mois, sans se soucier curieusement de récupérer ce qui lui est dû. Une curiosité à laquelle les avocats de certains des accusés ont tenté de mettre un terme, les deux premiers témoins du Minfi ayant déclaré sous serment qu’il suffisait que le tribunal l’ordonne ou que le ministre des Finances le décide pour que l’Etat récupère son argent.
Incongruités
Depuis le déclenchement de l’affaire, le Minfi a toujours louvoyé devant la possibilité de procéder au recouvrement. Maître Atangana Ayissi a tenté, sans le dire ouvertement, d’expliquer le malaise du Minfi : «Faire droit à [la demande des avocats de la défense], en l’état actuel de la procédure, porterait atteinte au principe du contradictoire à l’égard des agents ayant bénéficié de ces annulations du fait, pour eux, de n’avoir été à ce jour, ni cités, ni entendus devant votre tribunal. Il y a donc lieu de craindre que la mesure sollicitée, bien que soucieuse des intérêts civils, ne soient prises à l’égard des parties absentes du présent procès». Ce propos de Maître Atangana Ayissi met en lumière certaines incongruités de la procédure judiciaire, d’autant que l’une des missions du TCS est de mettre un accent sur recouvrement des biens détournés.
En fait, le Minfi et le parquet général du TCS, parties poursuivantes dans la procédure, n’ont jamais voulu que les poursuites judiciaires soient étendues aux bénéficiaires (tous connus) des sommes au cœur du procès. On dirait qu’une main noire agit pour compliquer la tâche à la justice, avec sa propre complicité, dans la recherche de la manifestation de la vérité. D’ailleurs, Mme Aïssatou Boulo, en service au ministère de la Communication à l’époque des faits et unique accusée de ce dossier formellement identifiée comme ayant perçu aussi bien une avance de solde et une avance sur pension (un exploit qui laisse encore pantois tous les informaticiens consultés), avait bénéficié d’un arrêt des poursuites de la part du ministre de la Justice. Et pourtant, elle n’a jamais dit un seul mot ni sur les démarches lui ayant permis de recevoir les sommes querellées, ni comment leur remboursement avait été désactivé. Elle bénéficie donc clairement d’une prime pour obstruction de la justice…
De toutes les façons, le procès a poursuivi son cours après la décision des juges de joindre au fond du litige la demande de recouvrement des sommes détournées. Et le parquet a inauguré l’audition de son troisième témoin dans cette procédure en lui posant les premières questions. Il s’agit de M. Bell Bidjoka Njock, ingénieur en génie informatique, professeur d’université et expert-judiciaire. Ce dernier était intervenu au cours de l’enquête judiciaire par l’entremise d’une expertise ordonnée le 28 février 2019 par le juge d’instruction, M. Blaise Wo’o Minko. Ce dernier souhaitait avoir des réponses à «onze problématiques» soumises à l’expert-judiciaire. M. Bell Bidjoka Njock a expliqué au tribunal la démarche adoptée par lui au cours de ses investigations. Mais, il n’est pas allé au bout de son témoignage, les juges ayant ajourné la suite du procès. L’expert-judiciaire reviendra les 22 et 29 octobre 2021, dates des prochaines audiences.
Dénonciateur maltraité
Rappelons encore que l’affaire Leubou était née de l’annulation frauduleuse, en fin 2015 notamment, des remboursements des crédits à taux nul (avance de solde ou sur pension) octroyés à certains fonctionnaires et retraités. Ces manœuvres frauduleuses se faisaient par le moyen de la désactivation du prélèvement automatique des traites de remboursement à travers le système informatique de la solde (Sigipes). Le pot aux roses avait été découvert et dénoncé par M. Leubou Emmanuel, peu après son arrivée à la tête de la Cellule informatique de la Ddpp. L’ingénieur informaticien avait par ailleurs constaté que les fraudeurs utilisaient les codes d’accès du chef du service des oppositions de la Direction du Trésor, Mme Lefang. Suspect N°1 de la fraude de ce fait, cette inspectrice du Trésor avait été longtemps épargnée par les poursuites judiciaires, à la différence du dénonciateur, qui croupit en prison depuis.
A noter que dans la liste (déjà publiée sur le site de Kalara) des fonctionnaires ayant reçu les avances de solde dont le non-remboursement constitue le détournement des deniers publics, pour le ministère public et le ministère des Finances, on retrouve des noms de plusieurs hauts commis de l’Etat, parmi lesquels des officiers supérieurs de l’Armée, des commissaires de police, des enseignants y compris de l’enseignement supérieur. Plusieurs éléments des forces armées font partie des bénéficiaires des fonds en cause. Depuis la découverte de la situation en 2015, M. Leubou, qui avait reprogrammé les retenues des traites avant que ces derniers soient de nouveau annulés par les fraudeurs, a toujours milité pour que l’Etat récupère son argent. Il n’est pas exclu que les bénéficiaires cachés de la fraude se sentent menacés par une reprogrammation massive du recouvrement des 5,5 milliards de francs recherchés. C’est ce qui pourrait expliquer les réticences de certains décideurs à valider le recouvrement de l’argent de l’Etat.