Par Emile Kitong – ekitong@gmail.com
Le monde des affaires s’apparente parfois à une jungle où les plus forts se croient dotés du droit de vie et de mort sur les plus petits. C’est ce que les petits porteurs (petits actionnaires) de SIC Cacaos, première société industrielle de transformation du cacao créée en 1953 et basée à Douala, vivent depuis la fin de l’année dernière du fait de l’actionnaire majoritaire de l’entreprise, la société de droit suisse Barry Callebaut Sourcing AG. L’un de ses petits actionnaires, la succession Zekam, qui crie à la spoliation de son investissement, a décidé de s’en remettre finalement à la justice pour espérer survivre aux manœuvres de son géant associé tendant quasiment à la faire disparaître des tablettes de SIC Cacaos. Deux procédures principales ont de ce fait été engagées devant les juridictions de Douala pour faire échec au projet du plus grand actionnaire de l’entreprise.
Le conflit porte principalement sur des résolutions prises par l’Assemblée générale mixte de SIC Cacaos tenue le 20 octobre 2023. A cette occasion, prétextant que la société avait connu des pertes énormes ayant ramené ses fonds propres de près de 6,7 milliards (6.885.000.000) de francs à 670 millions de francs, selon les rapports financiers du commissaire aux comptes, les plus grands actionnaires avaient résolu, entre autres, de procéder à la «réduction du capital social par réduction du nombre des actions» de la société, puis de procéder plus tard à l’augmentation de ce capital social par émission de nouvelles actions.
Ce coup d’accordéon, comme on l’appelle dans le monde des affaires, est considéré par la succession Zekam comme un «abus de majorité», manigance destinée à réduire «les petits porteurs» au rang de faire-valoir de façon à assurer à l’actionnaire suisse de devenir quasiment l’actionnaire unique de l’entreprise prétendument en mauvaise santé. De fait, certains actionnaires se sont retrouvés avec seulement deux, voire une action du fait des résolutions de l’AG mixte de la société. C’est une situation inacceptable pour la plaignante qui a décidé, début novembre 2023, d’attraire à la fois SIC Cacaos et la société Barry Callebaut Sourcing AG par devant le Tribunal de grande instance (TGI) du Wourri, pour obtenir l’annulation des résolutions adoptées au cours de l’AG mixte du 20 octobre précédent.
Intervention forcée
La succession ne s’en est pas tenue à cette seule procédure judiciaire : elle a aussi assigné le Greffier en chef du Tribunal de première Instance (TPI) de Douala-Ndokoti devant cette juridiction pour obtenir une interdiction pour ce dernier de procéder à l’inscription des résolutions de l’AG querellée dans le Registre du commerce et du Crédit mobilier (Rccm). Elle a d’ailleurs impliqué la société SIC Cacaos et l’actionnaire majoritaire Barry Callebaut Sourcing AG dans cette procédure en lui servant, le 16 novembre 2023, une «assignation en intervention forcée» dans le cadre de la procédure concernant le greffier en chef. Toutes ces procédures sont encore en cours.
Si la succession Zekam s’oppose aux résolutions prises lors de l’AG Mixte querellée, c’est parce qu’elle a vu venir le «hold-up» qui visait ses actions depuis de longs mois. Hold-up que lesdites résolutions consacrent, selon elle. Depuis février 2013, en effet, de curieux émissaires de l’actionnaire Barry Callebaut Sourcing AG étaient arrivés au Cameroun. Se présentant comme des plénipotentiaires de SIC Cacaos, ils avaient proposé aux «petits porteurs» le rachat de leurs actions au prix nominal de 10 mille francs (soit le prix de l’action il y a 30 ans), en leur indiquant que faute pour eux de s’exécuter, ils allaient se voir obligés de souscrire à une augmentation du capital social de l’entreprise. Pour la succession Zekam, porteuse de 3000 actions, le montant de cette souscription était fixé à 30 millions de francs sans quoi elle s’exposait à la perte de ses actions. Cette offre était d’ailleurs adressée à un ancien collaborateur du Dr Zekam Jérémie, M. Tamen Philippe, en essayant de contourner l’administratrice des biens de la succession pourtant bien connu depuis 2021.
En réaction à cette approche qui lui apparaît curieuse, le représentant de la succession va protester, par écrit, le 16 février 2023, et demander à voir clair la situation financière de SIC Cacaos. Il sollicite de ce fait d’obtenir notamment, en sa qualité d’actionnaire, des copies de l’inventaire, des états financiers de synthèse sur les trois derniers exercices ; des copies des rapports du commissaire aux comptes et du conseil d’administration pendant la même période ; la liste des actionnaires, copies des PV et des feuilles de présence aux réunions du Conseil d’administration de même que celles des Assemblées générales de l’entreprise pour les trois derniers exercices, etc. Cette demande restera lettre morte, au prétexte que tous les documents sollicités avaient déjà été transmis à la succession.
Offre d’achat…
Cette première manœuvre ayant connu un échec, Barry Callebaut Sourcing AG va revenir à a charge cette fois à travers le service juridique de SIC Cacaos. Par un mail adressé à la succession le 25 septembre 2023, à partir d’une adresse dont le nom de domaine est curieusement «barry-callebaut.com», l’actionnaire majoritaire formule une «offre d’achat» pour reprendre les actions de la succession Zekam. Cette fois, le prix de l’action passe à 10.000 francs l’unité. L’actionnaire suisse annonce que son offre expire quelques jours plus tard, le 30 septembre 2023 à minuit. Il est évoqué dans cette démarche «des contraintes relatives à l’opération de recapitalisation prévues au sein de SIC Cacaos» du fait, semble-t-il, des pertes ayant entrainé une diminution des capitaux propres de l’entreprise.
Sans attendre le délai annoncé, la succession réagit par exploit d’huissier du 29 septembre. Elle demande que lui soit communiquée tous les détails de l’opération de recapitalisation annoncée. Cet actionnaire va faire une contre-proposition à l’actionnaire majoritaire en lui proposant de racheter ses 3.000 actions à 120 millions de francs au minimum. Dès cet instant, il n’y aura plus de communication entre les parties, jusqu’à la convocation de l’AG mixte qui intervient le 6 octobre 2023, pour un rendez-vous fixé au 20 octobre. Laquelle prendra les résolutions qui sont attaquées en justice au lendemain de cette AG mixte. Fait curieux, les actions de l’Etat du Cameroun dans le capital social de SIC Cacaos, via la SNI (soit 3,77%), sont supposées avoir subi la même «spoliation»…
En saisissant la justice pour faire annuler les résolutions de l’AG mixte du 20 octobre 2023, la succession Zekam s’attaque à «l’abus de majorité» dont s’est prévalu l’investisseur suisse pour passer en force. Elle évoque, au soutien de sa requête devant le TGI du Wouri, l’article 130 de l’Acte uniforme Ohada sur les sociétés commerciales. «Les décisions collectives constitutives d’un abus de majorité sont nulles», prescrit ce texte. «Il y a abus de majorité lorsque les associés majoritaires ont voté une décision dans leur seul intérêt, contrairement aux intérêts des actionnaires minoritaires, sans que cette décision ne puisse être justifiée par l’intérêt de la société», poursuit le même texte. Il ne fait pas de doute pour la succession Zekam que toutes les manœuvres enregistrées depuis février 2023 visent exclusivement l’assouvissement des intérêts de Barry Callebaut Sourcing AG. L’actionnaire majoritaire semble avoir pour projet d’écarter tous les petits actionnaires de la société.
6,15 millions de salaire
Mieux : au cours de l’AG mixte, les documents financiers soumis aux participants laissent apparaître une certaine gestion dispendieuse au profit de Barry Callebaut Sourcing AG ou des salariés que cet actionnaire a placés aux commandes de SIC Cacaos. Ainsi, le commissaire aux comptes a certifié dans son rapport de synthèse que «le montant global des rémunérations versées aux cinq (05) dirigeants sociaux et salariés les mieux rémunérés» est d’un peu plus de 369 millions de francs. Soit une moyenne d’un peu plus de 6,15 millions de francs de salaire mensuel. En plus, au cours de l’AG mixte querellée, une résolution a été prise de faire verser la somme de 2,7 milliards de francs à Barry Callebaut au tire «d’intérêts des avances en compte courant». C’est le comble pour une entreprise qu’on prétend en situations financière précaire et qui pas rémunéré les actionnaires depuis de longues années…
Du coté de SIC Cacaos et de Barry Callebaut, qui détenait déjà 81,19% des parts, les actions engagées par la succession Zekam doivent être déclarées irrecevables. Il est évoqué, entre autres, l’article 664 de l’Acte uniforme Ohada sur le droit des sociétés commerciales. Ce texte stipule que «si, du fait des pertes constatées dans les états financiers de synthèse, les capitaux propres de la société deviennent inférieurs à la moitié du capital social, le conseil d’administration ou l’administrateur général, selon le cas, est tenu dans les quatre (4) mois qui suivent l’approbation des comptes ayant fait apparaître ces pertes, de convoquer l’AG extraordinaire à l’effet de décider si la dissolution anticipée de la société a lieu».
L’article 665 précise que «si la dissolution n’est pas prononcée, la société est tenue, au plus tard à la clôture du deuxième exercice suivant celui au cours duquel la constatation des pertes est intervenue de réduire son capital, d’un montant au moins égal à celui des pertes, qui n’ont pu être imputées sur ses réserves. Si, dans ce délai, les capitaux n’ont pu être reconstitués à concurrence d’une valeur égale à la moitié du capital social» Enfin, dit l’article 666, «la décision de l’AG extraordinaire est déposée au registre du commerce et du crédit mobilier de l’Etat partie du siège social».