Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com
M. Mbiaga Jean-Pierre est venu amocher un peu plus l’image déjà fort écornée de M. Bela Belinga Isaac Joël, l’expert-comptable dont l’audit sert de base à ce qu’il est convenu d’appeler la seconde affaire de M. Amadou Vamoulké devant le tribunal criminel spécial (TCS). Comptable et enseignant de comptabilité promoteur du Cabinet d’études économiques, financières et bancaires (Ceefib), il fait partie des coaccusés de l’ancien DG de la Crtv dans ce procès. De 2013 à 2015, il avait offert des prestations à l’entreprise publique et s’était occupé des révisions comptables et de la production de la Déclaration statistique et fiscale (DSF) destinée aux Impôts. Il est accusé d’avoir détourné en compagnie de M. Vamoulké une mirobolante somme d’un peu plus de 2,1 milliards de francs. En attendant le moment de son propre temps de défense (quand il pourra donner sa version des faits), il a profité de l’audition de M. Vamoulké ce lundi, 26 juillet 2021, pour en donner un avant-goût.
C’était dans le cadre du contre-interrogatoire (appelé cross examination dans le code de procédure pénale) de l’ancien DG de la Crtv. Seul coaccusé à avoir finalement décidé de poser des questions à ce dernier, il a d’abord mis à la disposition du collège des juges, comme pièces à conviction, quatre documents, dont une copie de la DSF de l’exercice 2019 montée par le cabinet Bekolo & Partners, le cabinet de l’expert-comptable Emile Christian Bekolo, et une copie de la loi du 22 décembre 2019 portant statut général des établissements publics et des entreprises du secteur public et parapublic. En s’appuyant sur ces documents, il a offert à M. Vamoulké la possibilité de donner son sentiment sur les manœuvres de M. Bela Belinga, acquiescée par le ministère public, pour l’enfoncer. Pour une fois, l’ancien DG est sorti de ses gongs. Un échange entre les deux accusés dont Kalara publie le verbatim ci-dessous.
M. biaga Jean-Pierre : La Crtv a attribué en 2013 au Cabinet Ceefib (Cabinet d’études économiques, financières et bancaires) dont je suis le DG un bon de commande (BC) d’un montant toutes taxes comprises (TTC) de 4,9 millions de francs par an, soit un net à payer de 3,9 millions de francs. Pouvez-vous confirmer que ce BC avait pour objet la révision fiscale annuelle et l’élaboration de la Déclaration statistiques et fiscale (DSF) de la Crtv destinée à l’administration fiscale ?
Amadou Vamoulké : Oui, ce que vous dites est exact.
Pouvez-vous confirmer au tribunal que, pendant trois années successives (2013, 2014 et 2015), c’est le même Bon de commande qui a été reconduit au même montant pour livrer le même travail, à savoir la révision des comptes et la DSF ?
C’est exact.
Lors de votre examination in chief (Note de la rédaction : interrogatoire conduit par les propres avocats de l’accusé-témoin), vous avez affirmé que c’est le 22 février 2018 que vous m’avez rencontré pour la première fois, bien que j’ai travaillé pendant trois années successives avec vos services comptables et financiers. Pouvez-vous le redire ici et confirmer que ce même 22 février 2018, jour où nous devrions recevoir du juge d’instruction nos inculpations respectives, vous vous étonniez de voir un inconnu parmi vos collaborateurs interpellés ? Et c’est alors que vous avez posé la question suivante à M. Sani Mahamat, l’ancien DAF de la Crtv : «Qui est ce monsieur ?» M. Sani a répondu que c’est le monsieur qui venait chaque fin d’année à la Crtv assister le service comptable et financier dans l’élaboration de la DSF. Est-ce que vous le confirmez ?
Oui, il est exact de dire que je ne vous ai jamais rencontré avant ce 22 févier 2018 et que j’ai été surpris de retrouver une figure étrangère aux cotés de mes huit anciens collaborateurs convoqués. Il est aussi exact que je me suis enquis de votre identité auprès de l’ancien DAF.
Est-ce que vous vous rappelez m’avoir posé la question suivante à la suite de la réponse du DAF : «Mon cher ami, c’est bien cela ?» Et que j’ai répondu que je réside à Montréal au Canada avec toute ma famille ; j’ai été convoqué par le colonel Atangana Fiacre pour la deuxième fois en trois mois. Est-ce exact ?
C’est exact.
Que vous inspire le fait que je sois parti du Canada en payant à deux reprises mon billet d’avion pour me présenter au TCS, au point de me laisser arrêter et enfermer depuis 4 ans ?
Vous avez certainement noté vous-même à ce moment-là que j’étais désolé de ce qui vous arrivait. Désolé et impuissant d’arrêter une dérive qui consistait à «récompenser» la bonne foi, la foi en la justice de votre pays et la correction citoyenne par une arrestation brutale, infondée et dépourvue de tout humanisme.
Pouvez-vous confirmer au tribunal qu’après avoir été reçu par le juge d’instruction, M. Bétéa Jean, et alors je me trouvais dans son bureau, vous êtes revenu et lui avez dit ceci : «Ce monsieur, je ne l’ai jamais vu avant ce matin. Ne faites pas de mal à un inconnu». Est-ce exact ?
Oui. J’étais déjà sorti du bureau du juge d’instruction et l’idée de ne pas lui dire un mot à votre sujet m’était insupportable. C’est pour ça que je suis revenu dire à M. Bétéa les propos que vous venez de reprendre. J’espérais l’amener à faire un peu plus attention en ce qui concerne le cas précis de M. Mbiaga.
Nous avons quand même remarqué que nous sommes arrivés chez M. Bétéa en même temps que le rapport de la police judiciaire. Et 10 minutes plus tard, nous étions inculpés. Mais ça, on en reparlera…
M. Vamoulké, M. Bela Belinga, l’auditeur, nous accuse, vous et moi, d’avoir procédé en coaction à l’apurement du compte «Fournisseurs-débiteurs», à hauteur de 2.143.273.911 francs à la fin de l’exercice fiscal 2015, sans l’accord du Conseil d’administration. Pouvez-vous expliquer au tribunal comment s’est déroulée l’opération en question ? Et comment le Cabinet Pierre Wansi a été sélectionné pour ce travail d’apurement des comptes tiers Crtv en fin d’exercice 2012 ?
Voici les étapes des opérations qui ont abouti à l’apurement qui nous est aujourd’hui reproché :
1- Le conseil d’administration de la Crtv a pris une résolution, sur la base des recommandations de la Commission financière de procéder à un audit des comptes tiers.
2- Le directeur général (Vamoulké) saisit la Commission des marchés de la Crtv qui monte un dossier d’appel d’offres dont le résultat bénéficie au Cabinet Wansi Pierre, comptable émérite, enseignant à l’Enset de Douala, avec un pedigree professionnel reconnu à l’international.
3- Monsieur Wansi, muni de son Bon de commande, installe ses équipes à la Crtv et regarde toutes les pièces comptables pendant 2 ans pleins.
4- M. Wansi rend son rapport après des séances de restitution et fait des recommandations dont l’une des plus importantes est de sortir du bilan de la Crtv un certain nombre de créances, c’est-à-dire de l’argent qui est dû à la Crtv, parce que la plupart de ces créances, qui datent de l’époque de mon prédécesseur (M. Gervais Mendo Ze, paix à son âme) n’ont aucune chance d’être recouvrées. On les appelle dans le jargon comptable des créances compromises.
5- Dans l’esprit des recommandations du conseil d’administration de la Crtv, nous cherchons un cabinet qui pourrait nous aider à appliquer les recommandations du Cabinet Wansi qui, déontologiquement, n’a plus le droit de faire lui-même le travail qu’il a recommandé. C’est ainsi que M. Mbiaga et son cabinet ont été contactés sur la foi de ce que les comptables et les financiers de la Crtv savaient de lui, puisque enseignant de comptabilité de son état, il s’est fait une petite réputation dans le milieu. Et le travail qui lui a été confié a pu se faire à la grande satisfaction de la Crtv.
C’est sur ces entrefaites qu’arrive M. Bela Belinga Isaac Joël, véritable éléphant dans un magasin de porcelaine, qui dit qu’il y a un grand péché commis dans la maison… Il ne l’a pas dit ainsi ; c’est moi qui interprète… Péché qu’il faut punir sévèrement.
Mais les étapes que je viens de décrire nous montrent que la Commission financière, qui est légalement le juge de la comptabilité et des finances de la Crtv, était au courant de tout. Elle l’était d’autant qu’elle était à l’initiative de tout cela. Et lorsque les états financiers corrigés ont été présentés au conseil d’administration de la Crtv, il les a approuvés. Nous pensions que la boucle était bouclée, qu’aucune autre instance ne pouvait s’autoriser à remettre en question le travail de la commission financière et celui du conseil d’administration. Nous découvrons à notre corps défendant que ce fût une erreur de penser ainsi.
Donc, M. Mbiaga, pour répondre totalement à votre question, je dirais que M. Bela Belinga a tout faux. Mais, il n’est pas le seul à avoir tout faux…
Etant donné que la comptabilité obéit aux principes de la continuité de l’exploitation, l’expert-comptable Bekolo Emile, qui a remplacé M. Bela Belinga dans le contrat de révision des comptes de la Crtv, après la révocation de ce dernier par le conseil d’administration […], a écrit ceci dans la DSF de 2019 dont nous avons produit une copie tout à l’heure, en page 21 : «la rubrique ‘’autres débiteurs divers’’ d’un montant total de 3.259.413.300 francs intègre un compte intitulé ‘’Amadou Vamoulké’’ d’un montant de 2.143.273.911 francs depuis le 31 décembre 2017». Il poursuit : «Cette créance a été créée par le cabinet BBI», qui est le cabinet de M. Bela Belinga. L’expert-comptable Bekolo Emile, qu’on ne présente plus pour ses compétences, a découvert en amont que l’apurement querellé était bel et bien un apurement régulier. Qu’avez-vous ressenti lorsque vous avez été informé des travaux de M. Bekolo Emile, notamment de tout ce que M. Bela Belinga a mis dans les comptes de la Crtv dans le but de vous attaquer ?
Mon sentiment à ce moment-là, était que le diable est peut-être en enfer, mais qu’il est aussi sur terre. Il ne manque plus à M. Bela Belinga que les cornes… (Ndlr : la présidente du collège des juges fait observer qu’elle ne peut noter le terme diable et M. Vamoulké insiste) Je souhaite que ce soit dit ainsi : le nœud, c’est ça !
Je suis en prison pour ce que je crois être un acharnement judiciaire contre moi. Aujourd’hui, 26 juillet 2021, ça fait exactement 5 ans que je suis en prison (Note de la rédaction : l’ancien DG avait été placé en détention le 31 juillet 2016). La justice a son avis, mais, pour moi, je suis en prison pour rien. Absolument pour rien ! Qu’on m’accuse d’avoir fait ceci, passe encore. Mais, M. Bela Belinga dit que ça ne suffit pas. Il faut pour lui que je rembourse deux milliards de francs à la Crtv. Deux milliards de francs qui n’existent nulle part, selon les meilleurs experts à la Crtv et ici représentés.
Je me pose la question : M. Mbiaga, vous qui êtes comptable, le nouvel expert (Emile Bekolo) a évacué cet argent (2,14 milliards de francs) et la justice me poursuit ? A mon avis, et sans préjugé, M. Emile Bekolo devrait être logiquement poursuivi pour avoir annulé les 2 milliards de francs que M. Bela Belinga a créés…
(Note de la rédaction : avant la nouvelle prise de parole de M. Mbiaga, la présidente du tribunal lui demande de ne plus citer des noms)
M. Vamoulké, comment comprenez-vous que la prestation que vous avez payée à l’époque au cabinet Ceefib de M. Mbiaga Jean-Pierre (4,9 millions de francs TTC) pour la DSF, soit payée au cabinet BBI de M. Bela Belinga à 82,9 millions de francs au lendemain de l’audit superficiel qu’il a effectué lui-même et qui l’a conduit à me remplacer (lire ici), en violation de toutes les règles déontologiques qui régissent le métier d’auditeur, notamment le conflit d’intérêt ?
Je ne peux parler avec pertinence que de ma gestion, pour dire de manière incontestable que j’ai fait ce qu’il fallait faire et comme il fallait le faire. J’ajoute que c’était impossible que j’envisage seulement d’accorder un marché pour 20 fois le prix sur le marché, soit de 4,9 millions de francs à 82,9 millions de francs. Et c’est quand même moi qui suis poursuivi par le diable… Je ne peux que supputer : pour payer 20 fois le prix qu’on doit payer pour exécuter une tâche, il faut être intéressé. C’est ce qu’on appelle le tir à gages.
Le conseil d’administration de la Crtv qui a demandé de chasser M. Bela Belinga à travers une résolution, a demandé au nouveau DG de la Crtv de mettre sur pied une commission de 50 membres pour apurer les mêmes comptes tiers de la Crtv qu’il vous avait demandé d’apurer en votre temps (Note de la rédaction : l’avocat de M. Mbiaga a transmis au tribunal en début d’audience la décision N°000902 signée du DG de la Crtv, M. Charles Ndongo, portant «création d’un comité en charge de l’analyse et de l’apurement des comptes-tiers qui fonde sa question). Que vous inspire cette décision du conseil d’administration de la Crtv quatre ans après les errements de M. Bela Belinga ?
Pour moi, le conseil d’administration de la Crtv, qui est le juge suprême de la Crtv, dit par cet acte qu’il y a un mauvais travail, un très mauvais travail, celui de M. Bela Belinga, qui fout le bourbier partout, et un bon travail, celui de Vamoulké. Je souhaite que ce soit entendu partout.
M. Bela Belinga, lors de son passage devant ce tribunal comme témoin de l’accusation (Note de la rédaction ; cet expert-comptable est l’unique témoin de l’accusation dans ce procès), a déclaré que l’apurement en question a été fait en violation de l’article 99 alinéa g de la loi N°99/016 portant statut général des établissements publics et des entreprises du secteur public et parapublic qu’on a produit tout à l’heure. Ce que M. Bela Belinga a dit a été repris comme parole d’Evangile par l’avocat général dans ses réquisitions intermédiaires du 13 avril 2021 (lire l’extrait de la note en photo ci-contre). Sans aucune vérification. Il se trouve que l’article 99 alinéa g n’existe pas dans cette loi. C’est une création de M. Bela Belinga, qui demanderait de solliciter au préalable une autorisation du ministre des Finances et du ministre de la communication pour procéder à l’apurement des comptes d’une entreprise en activité. Pire : l’article 99 de cette loi, qui ne contient d’ailleurs aucun alinéa, est consacré aux entreprises en faillite et placées sous l’autorité d’un liquidateur.
Comment qualifiez-vous cet acte qui s’apparente à une autre filouterie de M. Bela Belinga visant à tromper la vigilance du tribunal ?
(Note de la rédaction : M. Vamoulké, qui a répondu jusqu’ici assis à toutes les questions se lève avant de donner sa réponse à cette question en faisant le commentaire qu’il s’agit d’une question importante pour tout le monde. Il contient à peine sa colère devant ce qu’il vient d’entendre)
M. Bela Belinga dit que nous sommes en prison parce que nous avions violé l’article 99 alinéa g qui n’existe pas. En plus de m’inventer une dette, il invente un texte de loi. Et, plus grave, l’avocat général (M. André Tchoussi) a passé le temps à admirer cet «expert planétaire». Plusieurs ici l’ont entendu dire qu’il aimait s’abreuver à la source de son savoir. Il l’a tellement ébloui, lui qui dit être le gardien de la loi, qu’il n’a pas vu que son témoin a fabriqué une loi. Il s’est ainsi rendu complice d’une opération criminelle. On voit des gens marchant droit dans leurs bottes et qui disent, comme on dit au quartier : «fait quoi, fait quoi, il y aura !» La loi parle d’une société en liquidation ; ce n’est pas le cas avec la Crtv. On est ébloui par la science des autres… On vous crée un compte et on vous crée une loi…
C’est quasiment avec ces mots que l’audition de M. Vamoulké a été suspendue. Le tribunal a annoncé que la salle devait être laissée à un autre collège de juges pour un autre procès. Pour mémoire, l’article 99 de la loi de 1999, qui traite des «opérations relatives au passif», est ainsi libellé : «Le liquidateur est chargé d’inventorier, puis de classer par ordre de privilèges, les dettes exigibles en vue de leur apurement».
Lors de son prochain rendez-vous avec la justice dans ce procès, prévu le 24 août prochain, et qui se poursuivra les 3 et 10 septembre 2021, l’ancien DG devra répondre aux questions des avocats de l’Etat (Crtv et ministère des Finances), totalement silencieux pendant l’audience de ce 26 juillet 2021, un fait rare pour être noté, et celles du ministère public.
Manifestement mal à l’aise par les réponses de M. Vamoulké, qui ne lui a pas fait de cadeau, le représentant du parquet, qui a passé un bon moment à pianoter son téléphone lors des critiques qui lui était faite, s’est permis un baroud d’honneur avant la fin de l’audience. Il a quasiment annoncé qu’il ne manquera pas de prendre sa revanche : «Nous nous inclinons devant le travail de satan, mais je vous prie de noter que nous jouerons notre partition», a-t-il dit aux juges. La suite du procès promet.
Rappelons que le second procès contre M. Vamoulké devant le TCS avait démarré avec une inculpation initiale pour un détournement imaginaire de 25 milliards de francs sur la base du rapport de M. Bela Belinga. Cet expert-comptable recruté en violation des règles de concurrence jugeait que plusieurs actes posés par l’ancien DG de la Crtv violaient les règles d’appel à la concurrence. Après l’enquête judiciaire, l’accusation porte désormais sur des chefs d’accusation d’une valeur totale de 14,5 milliards de francs à peu près. Ce procès en est à sa 25ème audience publique.