Par Christophe Bobiokono – cbobio@gmail.com
DECRYPTAGE. Sur la base d’un document controversé arrivé en plus de façon informelle à la présidence de la République, le chef de l’Etat a déclenché une enquête contre des personnes, dont des membres du gouvernement, suspectées d’avoir illicitement géré les fonds alloués par l’Etat l’année dernière dans le cadre de la lutte contre la Covid 19. Le spectre de l’emprisonnement plane sur une vingtaine de membres du gouvernement et certains de leurs collaborateurs. En quatre questions suivies de réponses, Kalara fixe ses lecteurs sur les faces cachées d’un processus qui cache mal des luttes de pouvoir, en se gardant de s’appesantir, pour le moment, sur les faits éventuels reprochés aux uns et aux autres.
1. Que se passe-t-il réellement au TCS ?
Ce qui était annoncé depuis quelques semaines par les lanceurs d’alertes a fini par prendre corps avec 24 heures de retard par rapport aux pronostics. Le 18 mai dernier, M. Manaouda Malachie, le ministre de la Santé publique (Minsanté) a répondu à une première convocation du Corps spécialisé des officiers de police judiciaire (OPJ) du Tribunal criminel spécial (TCS). Et le lendemain, 19 mai, il était suivi par Mme Madeleine Tchuenté, l’actuel ministre de la Recherche Scientifique et de l’Innovation (Minresi). C’est suite à l’audition de cette dernière que l’opinion publique a enfin été édifiée sur le fait que l’enquête policière concernant la gestion qualifiée d’illicite des ressources allouées par l’Etat en 2020 à la lutte contre la pandémie à Covid 19 en République du Cameroun était effectivement lancée.
Jusque-là, aucun des observateurs habituels du Palais de justice n’avait perçu le moindre signe de la présence des membres du gouvernement dans les bureaux de la police judiciaire. Kalara avait tout juste été informé par quelques sources judiciaires que l’espace de travail des OPJ du TCS avait été aménagé pour que le bureau du patron des lieux soit isolé du reste. Les rares usagers de ces locaux témoignaient que les auditions se déroulent de façon secrète dans le bureau du commissaire divisionnaire Oko Petis, le chef de l’unité. Les noms des personnes auditionnées étaient gardés dans un grand secret. Le même secret reste de mise aujourd’hui encore, déroutant ceux qui ont gardé en mémoire une époque où toutes les enquêtes du Corps spécialisé des OPJ du TCS bénéficiaient d’une grande publicité sur les réseaux sociaux et dans les médias, les convocations des justiciables étant presque systématiquement publiées sur la toile…
Il y a quelques semaines, début avril 2021, les internautes avaient été prévenus qu’une procédure judiciaire de grande ampleur était en préparation au sujet de la gestion des fonds investis par l’Etat dans la lutte contre la Covid 19. Une correspondance du secrétaire général de la présidence de la République adressée au ministre de la Justice lui transmettait les instructions du président de la République en vue de l’ouverture des procédures judiciaires contre «les auteurs, coauteurs et complices des cas de malversations financières» concernant la gestion des ressources de la lutte contre la Covid 19. Deux semaines plus tard, une correspondance du ministre de la Justice relançait l’intérêt autour de ce projet en demandant au secrétaire général de la présidence de la République de lui faire tenir «les pièces d’investigation» émanant de la Chambre des comptes de la Cour suprême, juridiction dont le «rapport d’audit» est à la base du déclenchement de l’enquête policière en cours.
Entre-temps, le 5 mai 2021, le procureur général près le TCS a reçu la visite inédite de M. Martin Mbarga Nguele, le patron de la police en personne. Une information donnée en exclusivité par Kalara. Le Délégué général à la Sûreté nationale (Dgsn) était-il venu préparer le terrain pour une meilleure discrétion de l’enquête telle qu’elle se déroule depuis la semaine dernière ? Nul ne le sait. Ce qui est sûr, c’est que l’affaire de la gestion controversée des ressources de la lutte contre la Covid 19 n’est qu’à sa phase préliminaire. En fonction des indices qui pourraient être identifiées à travers l’enquête policière sur le rôle de l’un quelconque des acteurs du dossier des fonds Covid, le procureur général près le TCS pourrait être appelé à engager les poursuites judiciaires proprement dites à travers un réquisitoire d’instance adressé au président du TCS. C’est alors que ce dernier pourra entrer en jeu en désignant un ou des juges d’instruction pour l’information judiciaire en attendant une possible phase de jugement.
2. Qu’est-ce qui a déclenché l’affaire ?
C’est une note du secrétaire général de la présidence de la République adressée courant mars 2021 au chef de l’Etat qui est à l’origine des développements judiciaires démarrés la semaine dernière. Rendant compte d’un document qu’il dit s’être approprié de façon «informelle» et qui pourrait être différent du rapport d’audit attendu de la Chambre des comptes, M. Ngoh Ngoh Ferdinand en fait une synthèse de deux pages qui conclut à la nécessité de l’ouverture des procédures judiciaires contre les responsables indexés comme ayant effectué une utilisation illicite des fonds destinés à la lutte contre la Covid 19. Le président Biya va marquer son accord par un «oui» sur le paragraphe de la note du Sgpr qui recommande l’entrée en scène de la justice après avoir souligné, comme à son habitude, à la marge du document.
Si la note du Sgpr précise l’origine informelle du «rapport d’audit» en question, c’est que son arrivée à la présidence de la République ne s’est pas faite par transmission officielle. Le document de 23 pages qui circule depuis la semaine dernière sur les réseaux sociaux sous forme de tract (sans signature) n’a pas été en réalité confectionné pour l’information du chef de l’Etat. Des sources concordantes indiquent que ce document a été conçu à l’attention des deux ministres en charge des Finances et de l’Economie, principaux interlocuteurs du Fonds monétaire international (FMI) dont une mission était attendue à Yaoundé quelques semaines plus tard. Au cours du rendez-vous avec les plénipotentiaires de ce bailleur de fonds, le gouvernement doit donner la preuve de la gestion transparente des fonds mobilisés avec l’aide du FMI tel qu’il en avait pris l’engagement. Il s’agit donc simplement d’un «rapport» de circonstance, le vrai rapport d’audit de la Chambre des comptes n’étant pas encore disponible.
Pourquoi le président de la République est-il finalement informé de l’existence de ce document ? Des sources proches de certains membres du gouvernement attribuent au Sgpr l’intention d’avoir voulu noyer certains ministres, notamment celui chargé de la santé publique, pour contrôler directement la gestion des fonds covid à travers la task-force qui a été créée dans la foulée. Mais d’autre sources indiquent que c’est le ministre des Finances qui a fait tenir au chef de l’Etat, via sa cuisine, copie du document reçu du président de la Chambre des comptes pour le tenir informé des premières observations de l’audit qui est encore en cours. Le Sgpr n’avait donc pas le choix d’adresser une note au président Biya. Quoi qu’il en soit, les rumeurs concernant la note en question vont déclencher une bataille de clans au sein du gouvernement.
3. Quid du «rapport d’audit» de la Chambre des comptes ?
La première page du document qui circule sur la toile sous forme de tract (parce que non signé) depuis la semaine dernière donne l’impression qu’il s’agit de la synthèse d’un «rapport général» qui existe quelque part. Et ce document de base serait intitulé «Premier rapport d’audit de la Chambre des comptes sur l’utilisation des ressources du Fonds spécial de solidarité nationale pour la lutte contre le coronavirus». En fait, il s’agit d’un mirage. Jusqu’à ce 26 mai 2021, le rapport d’audit de la chambre n’est pas encore disponible quelque part. Certaines sources au sein de cette juridiction de la Cour suprême informent qu’il sera disponible dans les jours avenirs et sera beaucoup plus volumineux (plus de 300 pages). «Il ne tardera pas à être bouclé et à être rendu public», a dit à Kalara, sous le sceau de la confidence, un juge des comptes. Les responsables de la juridiction prendraient donc des bouchées doubles pour parvenir le plus rapidement possible à sa publication.
En lisant d’ailleurs attentivement le document qui a fuité sur les réseaux sociaux, il est loisible de comprendre que ceux qui l’ont conçu savent que la procédure normale a été escamotée. Il y est écrit dans la conclusion que «compte tenu du caractère significatif de certaines irrégularités, la juridiction a, sous réserve des conclusions à tirer de la phase de contradiction, retenu à l’encontre de divers responsables du ministère de la Santé publique et du ministère de la Recherche scientifique et de l’Innovation impliqués dans la gestion du plan de riposte 01 (une) procédure de gestion de fait et 30 (trente) procédures de fautes de gestion. Elle recommande en outre l’ouverture de 10 (dix) procédures concernant des faits susceptibles de constituer des infractions à la loi pénale».
Le tract reconnaît lui-même l’absence du contradictoire dans les observations qui y sont assenées. Mais, il n’y a pas que cela : sous anonymat, certains responsables de la chambre des comptes approchés par Kalara ont déclaré sans la moindre nuance que ce qui est appelé par certains rapport d’étape «ne peut être attribué à la haute juridiction des comptes». Si quelques hauts magistrats disent y reconnaître «certaines informations» glanées au cours de l’audit, ils déplorent «la partialité» et le «manque de neutralité du document». Les plus anciens de la maison éprouvent comme une «honte» à ce que la paternité de ce tract soit attribué à la Chambre des comptes. «Jamais par le passé, dit l’un d’eux, un rapport de la chambre n’a été au centre d’une controverse. Ce document érode la crédibilité de la juridiction. C’est pour cela qu’il est urgent que le vrai rapport d’audit soit achevé et publié. C’est ainsi qu’on va redorer notre blason».
A la Chambre des comptes, les sources de Kalara préviennent que la publication du vari rapport se fera conformément aux usages de la maison, qui est un organe collégial. Selon une tradition instaurée par l’article 3 de la loi du 21 avril 2003 qui fixe les attributions, l’organisation et le fonctionnement de la Chambre des comptes de la Cour suprême, cette dernière «produit annuellement au président de la République, au président de l’Assemblée nationale et au président du Sénat, un rapport exposant le résultat général de ses travaux et les observations qu’elle estime devoir formuler en vue de la réforme et de l’amélioration de la tenue des comptes et de la discipline des comptables».
Or, un tel rapport fait l’objet d’une adoption en «chambre de conseil», c’est-à-dire par l’ensemble des juges en service dans cette haute juridiction. Selon l’article 25 de la loi du 21 avril 2003, «la chambre de conseil se compose du président de la Chambre des comptes, des présidents de Section et des Conseillers maîtres. Elle comprend également le procureur Général près la Cour suprême». C’est une formalité qui n’a pas encore été observée avec le rapport d’audit en préparation sur la gestion des fonds Covid. Il est clair que ledit rapport, s’il tient compte finalement des informations contradictoires émanant des administrations qui ont été auditées et des diverses «sensibilités» des hauts juges des comptes, aura un contenu bien en décalage avec la prétendue synthèse qui sert de boussole à la police judiciaire aujourd’hui.
4. Jusqu’où peut aller la Justice ?
Les auditions qui ont démarré la semaine dernière, même si elles concernent les membres du gouvernement encore en fonction, peuvent donner lieu à un long feuilleton judicaire. Mardi dernier, M. Laurent Etoundi ngoa, le ministre de l’Education de base a aussi été aperçu dans les locaux du Corps spécialisé des OPJ du TCS, probablement pour une audition.
Rappelons que le tract désigné comme la synthèse du «premier rapport d’audit de la chambre des comptes sur l’utilisation des ressources du fond spécial de solidarité nationale pour la lutte contre le coronavirus» a recommandé «l’ouverture de 10 (dix) procédures concernant des faits. Faits susceptibles de constituer des infractions à la loi pénale». Peu importe la pertinence ou non du contenu de cette note de synthèse, dès lors que l’enquête préliminaire est lancée, elle peut aboutir à des procès de détournement des derniers publics. Pour que la justice se mette totalement en branle, il faudrait que l’enquête policière confirme les soupçons du «rapport de synthèse» et que le président de la République décharge les ministres concernés.
Pour l’instant donc, si l’on tient compte de la jurisprudence Louis Bapes Bapes, ancien ministre des enseignements secondaires (aujourd’hui disparu), qui avait été inculpé par le TCS puis placé en détention provisoire à la prison centrale de Yaoundé le 1 er avril 2014, avant d’être remis en liberté 24 heures plus tard, le chef de l’Etat ayant résisté à le remplacer, tous les ministres indexés dans ce qu’on appelle le Covidgate n’ont pas encore à craindre pour leur liberté. Mais, si le président Biya est déterminé à les faire sanctionner par la justice, on pourrait dire qu’ils sont simplement en sursis.
Rappelons que si un tel scénario se produit, ce ne sera pas la première fois que plusieurs membres du gouvernement se retrouvent embarqués dans le cadre d’une même affaire judiciaire. Un exemple : en 2008, au début de l’affaire du scandale de l’échec de l’achat de l’avion présidentiel (appelée communément affaire Albatros), le Premier ministre et le ministre d’Etat chargé de l’Administration territoriale de l’époque avaient été interrogés par la police judiciaire alors qu’ils étaient encore en fonction. M. Ephraim Inoni et M. Marafa Hamidou Yaya, puisqu’il s’agit d’eux, avaient conservé leurs positions au sein du gouvernement alors même que la procédure judiciaire suivait son cours. C’est quasiment quatre ans plus tard, c’est-à-dire en avril 2012, qu’ils furent finalement interpellés, puis incarcérés avant d’être jugés par la suite.
Dans cette affaire-là, les bases de la procédure judiciaire démarrée avec l’inculpation de M. Atangana Mabara Jean-Marie, ancien secrétaire général de la présidence de la République, étaient aussi fortement contestées comme aujourd’hui. De toutes les façons, on sait au Cameroun que la justice pénale concernant surtout d’anciens hauts commis de l’Etat n’est pas toujours là pour établir la vérité des faits.